Mort cérébrale de l’OTAN: vers une Europe souveraine?

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Mort cérébrale de l’OTAN: vers une Europe souveraine?

Le traité de l’Atlantique nord qui institue l’OTAN a été signé le 4 avril 1949, dans le contexte des débuts de la guerre froide. L’alliance, passée entre les Etats-Unis, le Canada et 10 pays européens (Belgique, Danemark, France, Italie, Islande, Luxembourg, Norvège et Pays bas) a pour objet d’assurer la sécurité de l’Europe occidentale, dont les Etats-Unis deviennent le garant, face à une Union soviétique qui étend son emprise sur l’Europe de l’est. Elle se doublera, en 1950, d’une organisation militaire intégrée permanente. La Grèce, la Turquie, l’Allemagne fédérale puis l’Espagne adhéreront à l’OTAN après sa création.  La réponse de l’Union Soviétique sera, en 1955, la signature du Pacte de Varsovie, qui crée une organisation militaire intégrée réunissant autour de l’Union soviétique la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Albanie. La logique est alors une logique « bloc contre bloc ». L’OTAN a perduré depuis lors, malgré la disparition de l’Union soviétique et l’éclatement du bloc qu’elle dirigeait, dont les membres (hormis l’Ukraine, qui a manifesté néanmoins son ambition d’adhérer) ont rejoint l’OTAN dans les années 2000.

C’est cette organisation ancienne, puissante, symbolique d’une alliance des pays « de l’ouest », que le Président français a déclarée, en novembre 2019, dans une interview à The Economist, « en état de mort cérébrale « : il a alors lié le brouillage des finalités stratégiques de l’OTAN, devenu évident avec l’intervention turque en Syrie, avec le plaidoyer en faveur d’« une autonomie stratégique et capacitaire sur le plan militaire » de l’Europe. L’analyse, dont les termes paraissent crus au regard de la langue diplomatique, est juste : même si l’OTAN a déjà survécu à des crises « existentielles », il est difficile de nier sa perte de sens et de crédibilité. La difficulté est que l’Europe est, elle aussi, faible et molle et que le Président français, qui revendique en politique étrangère l’héritage gaullo-mitterrandien, surestime peut-être sa propre capacité à influer sur l’évolution de l’Union.

L’OTAN en crise

Avant même d’être élu, Donald Trump déclarait que l’OTAN était une organisation obsolète, parce que préoccupée uniquement de la menace russe et non du terrorisme. Il ajoutait (c’est sans doute sa préoccupation essentielle) que les Etats Unis payaient trop tandis que les pays européens ne contribuaient pas suffisamment : il réclamait, outre un rééquilibrage de la quotepart des pays aux frais de fonctionnement de l’OTAN, que, conformément à un engagement pris en 2014, au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que la contribution des pays membres aux dépenses militaires atteignent 2 % de leur PIB (mais l’engagement était pis pour 2024). Il est revenu ensuite sur ses déclarations sur « l’obsolescence » mais a continué à réclamer continûment une augmentation des dépenses militaires, notamment à l’Allemagne. Il a mis en doute à plusieurs reprises, la nécessité d’appliquer l’article 5 occupé du traité, qui engage les membres de l’OTAN à réagir si l’un de ses membres est attaqué : or, tout traité de défense est fondé sur la solidarité des Etats signataires et toute remise en cause de ce principe, surtout venant du principal pays de l’Alliance, en affecte la crédibilité.

L’annonce en début 2019 du prochain retrait des Etats-Unis du traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire (Traité FNI), retrait devenu effectif le 2 aout 2019, peut être interprété comme une reprise en main par les Etats Unis de leurs propres orientations stratégiques. Les Etats-Unis s’inquiètent depuis plusieurs années de la violation du traité par la Russie, qui déploie désormais aux frontières de l’Union un nouveau type de missiles. Mais ils considèrent aussi qu’un tel traité est un carcan qui crée un déséquilibre avec la Chine ou la Corée du Nord. Ils entendent reconquérir leur liberté en ce domaine. Ils ont certes obtenu en 2018 l’aval de ce retrait par l’OTAN mais, comme l’indique une note de la Fondation pour la recherche stratégique[1], les européens ont été, en l’occurrence, « largement spectateurs », alors que l’OTAN devra bien faire des choix face aux missiles russes.

Surtout, après l’annonce cet été du retrait des troupes américaines d’Afghanistan avant l’élection présidentielle de novembre 2020, l’annonce, en octobre 2019, sans discussion préalable[2], du retrait américain du nord de la Syrie et surtout, sans plus de concertation, l’autorisation donnée par les Etats-Unis à la Turquie, membre de l’OTAN, de mener dans cette zone une opération militaire qui menace les intérêts de pays occidentaux donne un signe grave d’absence de cohésion. L’opération s’est attaquée aux alliés kurdes des pays européens et a au final permis à la Russie d’imposer son leadership dans une zone du Proche orient où déjà, du fait de la faiblesse des réactions occidentales, elle s’est imposée par la force en soutenant le pouvoir syrien : comment parler ensuite d’une même voix ? La Turquie est de plus un client de la Russie à laquelle elle achète des missiles, ce qui est incompatible avec l’appartenance à l’OTAN.

Certes, l’OTAN ne va pas disparaître et il est très peu probable que les Etats-Unis en sortent, quelles que soient les velléités du Président Trump : les Républicains restent attachés à ce symbole. Le président lui-même, qui n’en est pas à une contradiction près, prend mal les déclarations françaises sur la nécessité pour l’Europe de reprendre la main sur sa propre défense, surtout, à vrai dire, parce qu’il craint que les entreprises américaines soient évincées des marchés.  Mais l’OTAN est une organisation politique : peut-elle garder sa force dans une atmosphère de menaces commerciales, de déclarations hostiles, de mépris des Etats-Unis pour ses alliés et de manquement à la parole donnée ?

L’OTAN : une histoire compliquée

L’OTAN a déjà connu des crises internes, telle celle de 1974 qui a vu la guerre entre deux de ses membres et a conduit au partage de Chypre, retrait de la France en 1966 du commandement militaire intégré devant la volonté des Etats-Unis d’imposer à l’OTAN la notion de riposte graduée dans le domaine nucléaire, ce qui deviendra en 1967 la nouvelle doctrine de l’OTAN. Mais depuis 1991, elle a surtout connu des réorientations stratégiques, avec des interrogations sur son rôle que la crise actuelle ravive.

L’on aurait pu penser qu’après la disparition de l’Union soviétique, la réunification allemande et la conversion au libéralisme des démocraties populaires de l’est de l’Europe, l’OTAN n’avait plus de raison d’être. Mais l’OTAN n’était pas qu’une simple alliance militaire : c’était « un système de sécurité collective », une « communauté de sécurité »[3], qui avait été voulu en 1949 par les Etats européens qui se sentaient liés aux Etats unis par le lien indéfectible du libéré au libérateur. De surcroît, les Etats-Unis ont joué un rôle fort dans le redressement économique de l’Europe comme dans la constitution des « Etats-Unis d’Europe », terme qui préfigurait l’Union européenne. Cette histoire particulière a servi les ambitions de puissance des Etats Unis, qui ont poussé l’OTAN à évoluer sans disparaître, d’autant que pendant longtemps, l’Union n’a pas voulu avancer de manière déterminante vers une Europe de la Défense. Les années 90 ont été marquées par une première « rénovation », officiellement entérinée lors du sommet de Londres de 1990 avec l’élargissement fonctionnel des actions de l’OTAN : traditionnellement alliance défensive, l’OTAN est intervenue dans la gestion de crise et le maintien de la paix en ex-Yougoslavie, avec des frappes aériennes en 1994-95 en Bosnie puis, en 1999, en Serbie, contre l’avis du Conseil de sécurité[4], ce qui amènera le retrait Serbe du Kosovo qui passera sous administration onusienne. La participation de l’OTAN à l’intervention décidée par les Etats-Unis en Afghanistan marque une autre étape, avec les résolutions du sommet de Prague de 2002 qui, à la suite des attentats de 2001 et au nom de la lutte contre le terrorisme, entérinent l’élargissent de l’OTAN aux PECO et l’extension de ses missions : une force de réponse de l’OTAN est créée, capable d’intervenir « partout où ce sera nécessaire » et couvrant toutes la gamme des actions, des plans de sécurité civile aux interventions militaires proprement dites (ce qui sera résumé par : « out of area, out of business », en dehors de la sphère d’intervention traditionnelle, en dehors de l’activité traditionnelle). En 2011, l’OTAN est également intervenue en Libye, pour faire appliquer une résolution de l’ONU prise sur la demande de la France et du Royaume-Uni destinée à protéger les populations civiles, intervention dont les conséquences géopolitiques feront par la suite l’objet de vives controverses.

Reste que l’on ne sait plus bien depuis 20 ans ce qu’est l’OTAN et quel est son domaine d’intervention. Très lentement, depuis le Traité de Maastricht qui prévoit la mise en œuvre d’une politique étrangère et de sécurité commune, l’Union s’implique (un peu) dans les questions de défense. Paradoxalement, l’affaiblissement de l’OTAN viendra aussi des Etats-Unis. L’administration Obama s’est intéressée à l’Asie, puissance montante et parfois dangereuse pour la stabilité du monde, davantage qu’à l’Europe et au Proche-Orient : en témoigne son refus en 2013 d’une action de rétorsion contre le pouvoir syrien préparée en coordination avec le Royaume-Uni et la France après le gazage de populations civiles, avec de lourdes conséquences sur l’équilibre des forces et sur la crédibilité des Etats-Unis. Ensuite, le dédain du Président Trump a déstabilisé l’Europe (et, par ricochet, l’OTAN). Même si D. Trump n’est pas réélu en 2020, il est douteux que l’Europe redevienne une priorité pour les Etats-Unis et elle peut être victime du redéploiement des dépenses militaires américaines.

L’Union peut-elle prendre en main sa défense et sortir de la dépendance des Etats-Unis ?

Le discours du Président de la République française devant les ambassadeurs, en août dernier, a plaidé en ce sens, en dramatisant les enjeux. Il a évoqué une recomposition géopolitique majeure, la fin de l’hégémonie occidentale, le risque d’une disparition de l’Europe si elle continue de se penser en « allié minoritaire » des très grandes puissances sans définir une stratégie propre.  Il a vanté le chemin accompli depuis 2017 dans le domaine de la défense, évoquant les actions de coopération renforcées en ce domaine (25 pays ont accepté de participer à des projets d’équipement et à l’amélioration du caractère « interopérable » de leurs interventions) ainsi que la création d’un fonds européen de défense pour agir dans le domaine de la recherche et développement militaires, qui devrait être doté de 13 Mds dans le prochain budget de l’Union. Il aurait pu évoquer le projet d’une « Facilité européenne pour la paix », nouveau fonds destiné à financer les coûts d’opérations militaires ou de maintien de la paix de l’Union. Le projet politique de la nouvelle Commission, qui évoque une Europe plus forte sur la scène internationale, qui « agisse de manière plus stratégique », va dans ce sens. Y est évoquée la « mise à niveau » d’une Europe de la Défense et la relance de la politique étrangère, un des enjeux étant de parvenir à un vote à la majorité qualifiée dans ce domaine. D’autres commentateurs[5] en espèrent une convergence accrue dans le domaine des exportations d’arme ou le renforcement de la capacité militaire de planification et de conduite d’opérations, pour rendre la politique de défense opérationnelle sur le terrain.

Rien n’est gagné

Si des signes existent d’un réveil de l’Europe de la défense, si nul ne nie que les évolutions récentes de l’OTAN posent la question du leadership américain, il est aisé de lister les difficultés que la promotion de la souveraineté de l’Europe va rencontrer :

1° L’Europe est divisée et peureuse : les réactions aux propos d’E. Macron le montrent. Il ne s’agit pas seulement d’une réaction sur la forme, jugée inadéquate car trop virulente : il s’agit de la peur viscérale de l’Allemagne, pour des raisons commerciales, de déplaire aux Etats-Unis et de la peur viscérale des pays de l’est européen d’une attaque militaire de la Russie sur leur territoire dont seuls l’OTAN et les Etats-Unis pourraient les protéger ; cette dernière peur n’est pas rationnelle : on imagine mal la Russie envahir la Pologne ou les Pays baltes ; mais elle existe et le « parapluie américain » continue à paraître indispensable à ces pays. Par ailleurs, la France agace, avec son discours ambivalent sur l’impératif d’une souveraineté européenne, elle qui veille jalousement à sa propre autonomie de décision. Enfin, nombre de pays (et sans doute nombre de diplomates français) ont du mal à comprendre les avances parallèles de la France à une Russie imperméable aux droits humains, cynique, non fiable ; la Russie est d’ailleurs le seul pays à avoir applaudi la déclaration du président français sur la mort cérébrale de l’OTAN ;

2° Malgré les avancées mentionnées, l’Europe de la défense reste balbutiante et l’horizon de développement des projets reste lointain, allant de quelques années à dix ans ou plus ; compte tenu des réticences mentionnées ci-dessus, le rythme des avancées sera, au mieux, progressif ; la complémentarité avec l’OTAN durera donc sans doute un moment ;

3° Le projet demandera des moyens, qui seront difficiles à mobiliser : rappelons que, selon une étude du SIPRI[6], alors que, sur la période 1988-2017, les dépenses militaires mondiales ont considérablement augmenté, tel n’est pas le cas dans les pays européens, où elles ont connu quelques hausses mais aussi des bas ;

4° Le projet final est encore loin d’être défini : certes, malgré certaines approximations de vocabulaire, il n’est pas question d’une « armée européenne » autonome mais plutôt de « coopération stratégique poussée » et d’une intégration des processus de décision. Mais sur ce fondement, reste à définir jusqu’où l’Europe veut aller, en politique étrangère comme dans le domaine de la Défense. Un travail collectif de réflexion serait nécessaire qui n’a pas eu lieu ;

5° Enfin, le domaine strictement militaire est loin d’être seul en jeu. Comme le note un expert de l’IRIS[7], si la Russie s’en prend à l’Europe, ce sera sur le cyber-espace, l’espace politique ou électoral, en soudoyant des leaders ou en faussant les élections. En outre, si l’Europe intéresse moins les Etats-Unis sur le plan stratégique, c’est aussi parce qu’elle n’est plus une puissance économique et commerciale de premier plan. Elle doit reconquérir sa place en ce domaine pour exister stratégiquement. Le projet de redressement a donc de nombreuses facettes et l’effort à faire est colossal : l’Union, fragile et divisée, aura du mal à réussir.

Pergama, le 1er décembre 2019  

 

[1] La mort annoncée du traité FNI ou la fin de l’après-guerre froide, note 02/2019, B. Tertrais

[2] L’article 4 du Traité impose pourtant une consultation des alliés sur tous les sujets présentant un intérêt pour l’alliance

[3] Les expressions sont empruntées à l’article de J-S Mongrenier, L’OTAN comme phénomène géopolitique, Hérodote, 2012 /3-4

[4] La secrétaire d’Etat américaine a alors évoqué « une intervention illégale mais légitime ».

[5] Renforcer la politique étrangère et de sécurité de l’UE en période de contestation, Institut Jacques Delors, septembre 2019

[6] Cf. Sciences-po, L’enjeu mondial, Les dépenses militaires au niveau mondial, régional et français, 2018

[7] L’OTAN est morte mais l’Europe est malade, F. Mauro, IRIS (institut de relations internationales et stratégiques)