Une réforme qui part en lambeaux

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Une réforme qui part en lambeaux

La grève dure en France depuis plus de deux semaines et, même si elle est loin d’être générale (elle touche essentiellement les entreprises publiques et certains secteurs de la fonction publique, peu le secteur privé, malgré quelques mouvements dans les raffineries et chez les routiers), elle donne le sentiment de l’être, tant la vie quotidienne de la population (essentiellement en Ile-de-France, il est vrai) en est perturbée. La vigueur de la grève contraste en tout cas avec les analyses traditionnelles qui soulignent les faiblesses syndicales en France, d’autant que les syndicats les plus en pointe aujourd’hui (ceux qui paraissent pour le moment mener le conflit) sont ceux qui, il y a peu, paraissaient les plus affaiblis. Comment rapprocher la place prise dans l’actualité par la CGT, qui s’exprime partout, et les analyses du dernier congrès de la confédération, qui ne datent que de 6 mois : crise interne ouverte entre les réformistes, clairement minoritaires, et les militants révolutionnaires, qui ont imposé dans les débats le thème de la sortie du capitalisme par la grève générale et le blocage de l’économie ; chute des effectifs ; constat d’une insuffisante présence dans les entreprises ; inefficacité reconnue de la stratégie d’affrontement consistant à multiplier les journées d’action à faible écho ; enfin conflit ouvert avec la CFDT, confédération qui a pris la première place en terme de voix obtenues aux élections professionnelles, public et privé confondus, voire avec l’ensemble des syndicats modérés. Aujourd’hui, le front syndical des « minoritaires » (CGT, FO Sud-rail) qui refusent de discuter (une seule exigence : retirer la réforme) semble fort, au moins dans les médias. Comment expliquer ce paradoxe ? En fait, comme ils l’ont toujours fait depuis 1995, les régimes spéciaux se battent pour eux : ils utilisent pleinement leur capacité de blocage parce qu’ils espèrent, c’est de bonne guerre, obtenir un peu plus que ce qu’ils ont obtenu. Si la population est pour l’instant favorable à leur mouvement (ce soutien est décisif), c’est que le gouvernement, en menant avec une maladresse rare la concertation sur l’institution d’un régime universel par points, l’a acculée à un sursaut défensif presque instinctif. Les syndicats ne sont forts que de la capacité de blocage d’une minorité : or la grève va s’arrêter, tôt ou tard, par effilochage ou accord et la réforme, corrigée au bénéfice des régimes spéciaux, sera votée. Reste un sentiment de malaise : les régimes spéciaux ne sont pas les moins privilégiés et ce qu’ils sont en train d’obtenir du gouvernement et de leurs propres directions sera à la charge de la collectivité. Le sens de la réforme en sera profondément altéré. Pour la part de la population qui a davantage de mal à se faire entendre, on a le sentiment que l’Etat lui force la main sans parvenir à lui parler, à la rassurer et à la convaincre.

La résistance des régimes spéciaux

 Dans le cadre du passage du réseau ferré à la concurrence en 2020, la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire a prévu en 2020 la mise en extinction du « statut » des cheminots. Bien que la partie ait été jouée sous le quinquennat Hollande (où le principe de l’ouverture à la concurrence a été décidé), le projet a été accompagné de nombreuses journées de grève de fin mars à juin 2018, en décrescendo, avec une évolution de 30 % à 10% de grévistes (davantage pour les conducteurs, de 80 à 35 %), la SNCF utilisant une méthode désormais rodée d’une sorte de grève perlée (la grève a lieu non pas tous les jours mais un jour de temps en temps, ce qui permet des grèves longues même si elles sont discontinues).   On comprend mal a posteriori pourquoi, puisque le coût social était déjà important, la question du régime de retraite n’a pas été traitée parallèlement, d’autant que la décision de ne plus recruter sous statut mettait mécaniquement le régime en extinction lente. De plus, les réformes de 2018 visaient au renforcement de la compétitivité de l’entreprise (on estime à 27 à 28 % le surcoût de la SNCF par rapport à ses concurrents, ce qui risque de la condamner à terme) : or, la Cour des comptes[1] estime que le surcoût salarial de la SNCF vient de cotisations patronales très élevées (59 % des salaires bruts) destinées compenser le coût du régime de retraite. Par souci de cohérence, Il aurait fallu agir dès 2018, au moins pour ce régime.

Dans l’ensemble des entreprises publiques, la convergence du régime de retraite avec le régime des fonctionnaires a commencé en 2008 mais elle n’est pas achevée et les progrès obtenus ne l’ont été qu’au prix fort : la Cour des comptes[2] énumère les mesures prises alors à la SNCF, à la RATP et à EDF, augmentations salariales compensatoires et allongement des carrières avec des échelons supplémentaires, attribution de points aux personnels ayant une certaine ancienneté, institution à la SNCF  d’un régime de retraite supplémentaire financé par l’employeur, relèvement de l’âge décidé en 2010 mais qui ne s’est engagé qu’à partir de 2017. Il est très probable qu’il en sera de même en 2019-2020. Le gouvernement va acheter la paix sociale par allongement de la période de transition (vaut-il effectivement la peine de perturber la vie du pays pour 52 000 agents concernés à la SNCF ?) et les entreprises feront le reste, avec des augmentations de salaire ciblées ou des clauses dérogatoires pour le calcul des droits. Le but sera que la pension moyenne reste élevée (en 2018, 2112 € à la SNCF, 2307€ à la RATP) avec un âge de départ en léger recul mais toujours favorable (en 2018 52 à 53 ans pour les roulants et 57 à 58 ans pour les autres). Que ces surcoûts soient supportés par les entreprises et non par l’Etat ne changent rien au payeur final : ce sera avec de l’argent public que les ressortissants des régimes spéciaux sortiront du conflit. Le soutien de la population peut, dans ces conditions, surprendre, même s’il est compliqué, puisque, selon les sondages et les périodes, entre 68 et 53 % la population soutiennent la grève, alors que 66 % des Français pensent qu’il faudrait aligner les régimes spéciaux sur les autres : pour certains, l’on est clairement dans la défense affective du modèle social de 1945 et du culte de l’entreprise au service du public. Pour d’autres (tous ceux qui disent « comprendre »), « défendre ses droits » devient, par principe légitime. Il est possible aussi que, pour certains Français, ce soutien relève d’une sorte de revanche contre un Etat qui, il est vrai, concerte sans jamais négocier et ne parvient pas à trouver un équilibre entre la surveillance des comptes et le respect des droits des plus vulnérables. De fait, l’on a envie de dire « Payons, qu’on en finisse », sachant qu’avec l’ouverture à la concurrence, la SNCF risque de payer cher ce laxisme récurrent. Cette solution montrera toutefois que l’Etat, qui se dit si fort, est faible face à des intérêts corporatistes qu’il ne sait pas juguler.

Police et enseignants, des engagements plus ou moins crédibles

 Pour certains corps de l’Etat censés exercer des fonctions régaliennes « dangereuses » (police, surveillants pénitentiaires et contrôleurs aériens), la question du maintien du régime spécial ne fait pas la une. Le rapport Delevoye de juillet 2019 proposait déjà de leur permettre un départ anticipé à 52 ans, tandis que les sapeurs-pompiers et les policiers municipaux (qui se consacrent pour l’essentiel à la surveillance des rues et du stationnement) pourraient partir à 57 ans. L’engagement est pris de prévoir des mécanismes de compensation (intégration des primes, augmentation de salaires…) permettant de garder un montant de retraite identique. Le seul débat, mais il a été traité avec une vitesse sans égal, a été celui des policiers qui n’ont pas exercé des fonctions « dangereuses » suffisamment longtemps (27 ans), en clair qui se sont consacrés à des fonctions administratives. La question a été réglée le 12 décembre, le ministre de l’Intérieur ayant immédiatement cédé devant la menace de la police (partiellement mise à exécution) de faire défection lors des manifestations. La question du personnel pénitentiaire (la pénibilité est certaine mais est-elle supérieure à celle que connaissent certains ouvriers du privé ?) n’a fait l’objet d’aucune hésitation.

Le cas des enseignants pourrait se rapprocher des précédents, sauf qu’il n’y a que peu de primes à intégrer et que les garanties données seront très coûteuses : surtout, les syndicats de la police nationale et de la pénitentiaire ont la main sur les ministres, pas (ou plus) les syndicats enseignants. Les promesses d’augmentation salariale, renvoyées à des négociations de moyen terme, paraissent floues et les enseignants craignent qu’elles ne soient conditionnées à des mesures sur l’exercice de leur métier, temps de travail notamment. Le mouvement va sans doute s’effilocher…mais dans l’amertume. Pour l’attractivité du métier et l’amélioration de la qualité de l’enseignement, il faudrait faire au moins autant que pour le maintien de l’ordre ou les lieux de détention…

Pour les salariés ordinaires, une réforme anxiogène, mal préparée, mal expliquée

Et les non-grévistes qui soutiennent le mouvement ? Leur soutien est d’abord lié aux maladresses des gouvernants : après plus d’une année de concertation passée à échanger des généralités, on en est arrivé en octobre dernier, à rouvrir la concertation parce que le Premier ministre voulait y introduire une clause d’âge pivot. L’on a brusquement décidé que tout pouvait être remis sur la table, au point que le document « de synthèse » publié en octobre ne disait absolument plus rien, n’abordant ni le mode de conversion des droits en points, ni la gouvernance du futur système ni la revalorisation de la valeur du point.

Les hésitations manifestes de l’Etat sur la concertation et l’âge pivot ont achevé de brouiller un projet compliqué à comprendre et par nature insécurisant. Les grands mouvements sociaux portant sur la réduction des droits sociaux ont rarement gagné depuis 20 ans, sauf, il est vrai, en 1995, mais pas en 2003, 2008, 2010.  De même, ni le passage sous contrôle de l’Etat ni l’altération du régime d’assurance chômage n’ont mis la population dans la rue. Elle est résignée…Ce qui soulève l’indignation, c’est la tentative de revenir sur des garanties considérées comme fondamentales (l’Université ouverte sans sélection en 1986, le SMIC pour tous en 2006). Là, on en est ou on en a été proche : la population a eu peur ici sur ses droits de base.  Elle a sans doute en partie tort mais qu’elle n’ait guère été rassurée par les précisions du premier ministre en décembre (indexation du point sur les salaires, règle d’or selon laquelle sa valeur ne baissera pas, pension minimale pour les carrières au SMIC, retraite calculée sur les anciens droits acquis au moment du basculement et ensuite seulement selon les nouvelles modalités,   gestion du système par les partenaires sociaux sous contrôle, il est vrai, du Parlement qui vote une trajectoire financière) en dit long sur la carence de confiance. Mais la résignation va l’emporter au final sur la crainte. Si le recul de l’âge est maintenu (il s’agit d’une mesure socialement injuste puisqu’il ne touche pas les cadres, entrés tard sur le marché du travail et qui partent tard, mais seulement les actifs qui ont commencé à travailler tôt ou les carrières incomplètes, qui ne pourront partir à 62 ans en supportant, à la fois, un faible nombre de points et une pénalisation liée à l’âge), les seuls perdants de la réforme seront les catégories les plus modestes et les organisations syndicales auront fait la preuve définitive de leur faiblesse réelle.

Une place aux actions illégales

Jusqu’alors, le débat ne portait que sur les violences constatées dans les manifestations, avec la présence de casseurs que les services d’ordre syndicaux ne parvenaient pas à contrôler ou les déprédations des Gilets jaunes, parfois tolérées voire considérées comme légitime compte tenu des violences policières elles-mêmes. Le débat cette fois-ci s’est déplacé : des coupures d’électricité ont été déclenchées par des salariés d’EDF (il est vrai qu’en 2009 ce mode d’action avait déjà été utilisé) appartenant à la CGT. Le secrétaire général de l’organisation a légitimé ces méthodes en disant qu’elles visaient des entreprises du CAC 40 ou de gros centres commerciaux : sans doute pense-t-il qu’à l’égard des grosses entreprises, il n’y a pas nécessité de respecter la loi. Plus grave encore sans doute ont été les menaces des syndicats policiers (UNSA police et Alliance) qui ont clairement évoqué la possibilité d’un « black-out complet » après la manifestation du 5 décembre, autrement dit de refuser de participer au maintien de l’ordre. Absence d’éthique et non-respect des contraintes du statut, radicalité minoritaire, autant d’éléments inquiétants face auxquels l’Etat baisse parfois la tête.

 

Au final, que restera-t-il de la réforme qui sera très probablement votée ? Sans doute, au moins à court terme, ni l’unité ni l’équité promises au départ, tant se délitent peu à peu les dispositions prévues à l’égard des régimes spéciaux, des professions libérales et de certains fonctionnaires, en fonction du rapport de force que ces professions ont su instituer. Surtout, le pouvoir se fragilise. Si la grève a pris et tient, c’est sans doute parce que l’Etat s’y est remarquablement mal pris mais aussi parce que la population le considère avec méfiance. La question a une facette personnelle (le Président est en cause, la population ne l’aime pas) mais elle est plus grave : une petite part du pays défend des intérêts corporatistes à court terme et une autre voit dans les réformes une menace diffuse qu’elle ne sait pas comment contrer.

Pergama, le 22 décembre 2019

 

 

 

 

[1] La gestion des ressources humaines du groupe public SNCF, Cour des comptes, 2019

[2] Les régimes spéciaux de retraite, Cour des comptes, 2019