L’esprit civique, en avoir ou pas

Les migrants, damnés de l’Europe, maltraités en France
15 mars 2020
Crise sanitaire et décision éthique
29 mars 2020

L’esprit civique, en avoir ou pas

En ces temps de crise sanitaire, le respect parfois inégal des consignes de confinement est souvent expliqué par l’insuffisance de notre « l’esprit civique ».  De fait, certains pays semblent mieux mobiliser leur population, qui accepte des consignes parfois bien plus dures. Ces différences s’expliquent par des histoires dissemblables et ne peuvent être comblées que progressivement, avec une communication adaptée, des consignes considérées comme légitimes et des décideurs considérés comme fiables. Est-ce le cas ? En France, les pouvoirs publics ont commis certaines erreurs et ils sont déjà fortement critiqués. Mais il est excessif de leur reprocher des hésitations dans une situation qui, au départ, n’avait rien d’évident, pour personne, y compris les scientifiques et les médecins. En revanche, il sera impératif, une fois la crise passée, d’en faire une évaluation rigoureuse et de mieux nous préparer aux crises futures.

 L’esprit civique : attacher du prix à la collectivité

L’esprit civique recouvre certes l’obéissance aux consignes des pouvoirs publics (hier, se vacciner contre la grippe, aujourd’hui, respecter le confinement) mais dans un esprit de solidarité collective. C’est la cité qui fait le citoyen et le civisme témoigne avant tout d’un attachement à la collectivité, qui nous conduit à accepter des contraintes individuelles. La France n’est nullement indifférente au civisme.  Le montre, à l’instar de nombreux autres pays, l’institution en 2010[1] d’un « service civique », aide à l’insertion des jeunes et valorisation de leur engagement, dont le nombre de volontaires croît chaque année. De même, en témoigne l’existence d’associations puissantes, depuis le GENEPI, qui permet à des étudiants d’intervenir en détention jusqu’au Secours catholique, la Fondation Abbé Pierre, Médecins du monde ou Amnesty international. Un des débats récurrents de l’Education nationale porte d’ailleurs sur la manière d’enseigner le sens civique, avec, depuis des années, une polarisation soit entre une éducation morale et civique reposant sur le débat et l’argumentation (c’est le sens de la réforme de 2015, même si elle affichait aussi l’obligation d’adhérer à un socle de « valeurs républicaines » ), soit une « instruction civique » reposant sur la transmission de savoirs institutionnels, le rappel de lois morales et la valorisation des symboles nationaux (c’est plutôt le sens de la réforme de 2018).  Peu importe ici : le civisme est fort en France comme il l’est ailleurs. Force est toutefois de reconnaître qu’il s’incarne de manière particulière propre à chaque pays.

La force de l’esprit civique dépend des relations de la population avec le pouvoir : ainsi, en Chine, l’habitude d’obéir tient certes à la déjà longue histoire d’une dictature qui, comme c’était autrefois le cas en Russie soviétique, quadrille la population avec des « Communautés de quartier » en charge de faire respecter l’ordre et la morale et d’inciter aux « bons comportements ». Il ne s’agit pas de pure contrainte : il est difficile de désobéir au Président du Comité des résidents qui, par ailleurs, s’occupe effectivement des problèmes du quartier, connaît les habitants et « rend service ». Mais dans ce pays l’obéissance tient aussi à une tradition confucianiste, qui, tout en valorisant la personne, attache beaucoup de prix aux liens avec la société qui l’entoure : le confucianisme recommande de suivre les règles, les devoirs sociaux doivent être respectés et le destin personnel n’est pas séparable de celui de la collectivité. Les Chinois ont ainsi appris depuis longtemps à ne pas privilégier l’individualisme mais à tenir compte d’abord de l’intérêt collectif. On voit bien la force que cela leur donne, même si, malheureusement, par ailleurs, cet attachement renforce le pouvoir en place.

D’autres pays d’Asie, parfois autoritaires (Singapour), parfois démocratiques (la Corée du sud, le Japon) relèvent de la même tradition. La Corée du Sud, pays a réussi à ralentir la progression de l’épidémie de coronavirus (le nombre de cas baisse) mais aussi à empêcher tout comportement déviant tels que ceux que l’on a pu constater en France (achats massifs dans les supermarchés, violations du confinement, vol de masques dans les établissements hospitaliers, population qui se précipite lors de l’annonce du confinement dans les gares et les trains pour partir à la campagne au risque de disséminer le virus). Certes, en Corée, les pouvoirs publics ont surtout agi plus vite qu’ailleurs, sans doute parce que le pays avait été touché par le SRAS au début des années 2000 et qu’il en avait tiré des leçons. Mais le confinement s’est correctement mis en place, même sans obligation, et les recommandations de ne plus se réunir ont été suivies, alors même que les commerces et les transports continuaient à fonctionner. La population s’est pliée de même au mode de lutte choisi par les pouvoirs publics, à savoir un dépistage massif, avec, en cas de contamination, un travail de traçage méthodique et intrusif, utilisant la carte bancaire, le bornage du téléphone, la reconnaissance faciale. Les pouvoirs publics « fichent » les cas, avertissent les voisins…autant d’atteintes aux libertés qui sont acceptées au nom de l’intérêt collectif. Il en a été de même à Singapour. Certes, comme au Japon, la médaille a son revers : dans de telles sociétés, le conformisme social est très fort, l’esprit d’initiative est borné, l’égalité des sexes n’existe pas, les émotions personnelles sont réprimées avec, parfois, des conséquences graves sur la santé ou, plus simplement, sur le bonheur individuel. Mais le civisme a joué à plein.

Il en est de même, toutes choses égales par ailleurs, des pays de tradition protestante. A la différence des catholiques, les protestants incluent dans leurs prières les responsables publics, afin qu’ils réussissent dans leur mission. Ils considèrent qu’il importe de les respecter parce qu’ils incarnent la collectivité. C’est ce qui explique (avec d’autres raisons sans doute, comme le bon suivi de la population et l’habitude de la prévention) que les pays scandinaves (Suède exceptée, qui n’a pas mis en place de confinement) aient peu de cas et peu de morts.

Notre pays n’a pas cette obéissance spontanée. Nous sommes les héritiers d’une tradition plus contestataire, avec une forte valorisation de l’individu et de l’esprit critique, un attachement aussi aux droits de la personne et aux libertés qui, pour beaucoup d’entre nous, transcenderaient les obligations de vie en société et d’ordre public. De plus, depuis des années, la cohésion du pays s’effrite. Nous sommes donc plus vulnérables que d’autres en période de crise.

Malgré certaines faiblesses, faire confiance aux responsables

 Il y a quelque 18 mois, en 2018, le Conseil d’Etat a fait paraître un rapport public sur le thème de la citoyenneté : il y constatait, conscient qu’il avançait là des banalités, que la conception originelle de la citoyenneté en France, sentiment d’appartenance et adhésion à un projet politique, était aujourd’hui largement remise en cause. Les citoyens français doutent de l’utilité effective de leur vote (la citoyenneté est d’abord un statut et des droits) et surtout doutent de l’égalité promise par les textes (la citoyenneté est aussi un mode de relation entre les personnes) : comme l’affirmait Pierre Rosanvallon dans une conférence préparatoire à la rédaction du rapport du Conseil[2], les Français admettent les inégalités économiques mais ne supportent pas les « inégalités sociétales », difficultés d’accès au travail, à l’éducation, à la santé, conviction surtout que la voie vers une vie meilleure est barré. De ce fait, compte tenu des inégalités constatées, ils remettent en question le caractère solidaire et universaliste de la notion de citoyenneté et refusent parfois la solidarité avec « les autres ». Tout cela est vrai et fragilise, en temps de crise, la confiance envers les dirigeants. Les pouvoirs publics ne sont plus vraiment considérés comme nos représentants : ils sont réduits au rôle de prestataires de service soumis à dures critiques pour leur supposée incompétence.

Au demeurant, il est vrai que ces responsables ont fait des erreurs dans la gestion de la crise.

De ce fait, le niveau de confiance n’est pas mauvais (54 %, selon un sondage Huffington Post du 19 et 20 mars) mais n’est pas non plus excellent. Ainsi, le maintien du premier tour des élections municipales est une étonnante sottise, dont le Président de la République ne peut se défausser ni sur les médecins du Conseil scientifique, loin d’être unanimes sur ce point, ni sur le Président du Sénat ou les Républicains qui ont lourdement fait pression pour que les élections soient maintenues : il lui appartenait de trancher et il a pris la mauvaise décision. Celle-ci pose des problèmes constitutionnels graves : le Conseil d’Etat est trop souple en acceptant[3] un « délai raisonnable » pour l’organisation du second tour dans les communes où c’est nécessaire, délai qui expirerait à l’été. La vérité est que, comme le soutenait récemment un juriste[4], il n’y a guère de doute sur le caractère inconstitutionnel d’un espacement long, de plus d’une à deux semaines, entre les deux tours d’un même scrutin. Au demeurant, même le premier tour n’avait pas la portée qu’il aurait dû avoir et le scrutin a été faussé.

Au-delà, les pouvoirs publics se sont montrés dans l’incapacité de fournir des masques aux professions exposées (médecins, soignants, policiers, commerçants, auxiliaires de vie), pour des raisons qui remonteraient à 2011-2013, alors que, dès le 20 décembre, de l’aveu même de la ministre de la santé de l’époque, une alerte était donnée sur la Chine. De même, les tests de détection manquent. Dans ces deux cas, la parole publique a cherché à camoufler les défaillances : le port du masque serait inutile sauf pour le personnel soignant et les dépistages ne serviraient à rien quand le virus circule. Dans les deux cas, c’est faux, même si le port du masque ne doit pas être généralisé et si la détection ne sert, quand le virus est partout, qu’à atténuer la contagion sans pouvoir bien évidemment totalement l’empêcher puisque l’on ne « remonte » pas la chaine de contamination. Le Président du Conseil scientifique qui gère la crise a été un des seuls à reconnaître que, si les cas suspects n’étaient pas testés, c’est simplement que la France n’en avait pas la capacité, ce qui empêchait de les isoler de manière impérative. Vieux réflexe de communication tendancieuse, le Premier ministre a répliqué qu’il s’agissait là d’un avis personnel alors qu’il s’agissait d’une simple évidence. Et que dire d’un Président qui annonce le confinement sans prononcer le mot et qui laisse à son ministre de l’Intérieur le soin de parler restriction et obligation ? La force de son discours en a été affaiblie.

Autre défaillance condamnable, celle d’Agnès Buzyn, révélatrice de la faiblesse de caractère de certains responsables politiques : voilà une ministre qui se défausse de ses propres responsabilités en révélant à la presse qu’elle a averti le Premier ministre dès janvier de la gravité d’une crise à venir, gravité  qu’elle a pourtant niée publiquement le 24 janvier, déclarant alors que le risque du diffusion du virus dans la population était très faible ; une ministre qui accepte de quitter son ministère en période de crise qu’elle dit, a posteriori, grave, pour participer à des élections qu’elle qualifiera de mascarades ; une médecin qui se demande publiquement ce qu’elle va faire de sa vie après sa défaite alors que la France entre dans une crise sans précédent où des milliers de gens vont mourir. Reporter la responsabilité sur autrui, réinventer l’histoire, témoigner d’un égoïsme de nanti, voilà bien des traits que l’on déteste chez les politiques. Heureusement, l’écho a été faible, même si certains journalistes ont voulu faire monter en neige ces dénonciations creuses.

Faut-il pour autant, comme le fait Y. Sintomer (Le Monde du 18 mars 2020), parler d’un « mélange d’amateurisme, d’improvisation et d’arrogance » dans la gestion de la crise ?  L’auteur reconnaît lui-même que les experts ont été longtemps divisés sur les leçons à tirer des exemples asiatiques et que la réponse à apporter ne pouvait pas être purement scientifique. Reconnaissons-le : nous sommes, gouvernants et population, en situation d’apprentissage. Au début de la crise, presque tous les médecins ont été rassurants, voire goguenards. Se souvient-on que le chef de service hospitalier qui a apostrophé en direct le Ministre de la santé sur son incapacité à anticiper la « crise à l’italienne » qui, selon lui, nous attendait, disait sur un plateau de télévision, 15 jours auparavant, que la grippe saisonnière était une priorité plus grave ? Devant les résultats d’un modèle mathématique prédisant 300 000 à 500 000 morts, un médecin plus intelligent et plus responsable, Anne-Claude Crémieux, disait récemment qu’il fallait être modeste et qu’elle ne pouvait ni infirmer ni confirmer mais qu’elle avait, simplement, des doutes : les épidémiologistes, disait-elle, ne savent pas prédire l’avenir quand il existe trop d’inconnues. La décision politique doit alors se prendre dans un certain brouillard et sans certitude. Quand la Chine a décidé le confinement, rappelait-elle, tout le monde était dubitatif. Aujourd’hui, avec le recul, on sait que c’est probablement le bon choix mais on ne le savait pas avant de voir les résultats. On apprend…mais les solutions toutes faites n’existent pas. Et l’acceptabilité reste une question importante quand on décidera en France, comme c’est probable, de durcir le confinement. Elle a raison. Nous partageons tous largement la responsabilité des carences actuelles. Chacun a été insouciant, même les « sachants ».

Un impératif : après la crise, évaluer.

 Reste qu’une fois la crise passée, il faudra en faire le bilan. Nous nous souviendrons alors qu’un système de soins doit être entretenu et qu’il est des faiblesses à éviter, notamment en personnel et en réserves de matériel, même si, bien évidemment, on ne peut le dimensionner en permanence en fonction des seules situations de crise ; qu’une société n’est pas faite seulement de familles auxquelles on peut demander de rester chez elles mais aussi de SDF et de migrants qui vivent dans la rue, sans eau, sans repas désormais et parfois dans le froid et que l’on devrait bien réquisitionner des chambres pour les mettre à l’abri, par humanité et par souci de santé publique ;  que les personnes âgées seules ont besoin de l’aide quotidienne de professionnels qui parfois ne viennent plus faute de masques ; que la vaccination est une protection désirable ; que notre dépendance économique et logistique à l’égard de dictatures lointaines est un choix dangereux ; qu’en revanche la solidarité internationale doit s’organiser de manière plus serrée car nous ne pouvons laisser l’Afrique, l’Irak ou la Syrie mourir d’une maladie qui nous concerne ; enfin et surtout, que nous devons apprendre la résilience : avec la crise climatique, d’autres crises sanitaires viendront, canicules, submersions, autres épidémies. L’on pourra critiquer les pouvoirs publics, si, dans quelques mois, ils ne tirent pas toutes les leçons de la crise actuelle. Aujourd’hui, il faut plutôt les accompagner et les suivre.

Pergama, le 22 mars 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le service civique succède à un « service civil » créé en 2006 après les émeutes dans les banlieues.

[2] La citoyenneté, un idéal pour aujourd’hui ? Conseil d’Etat, 20 juin 2018

[3] Conseil d’Etat, Avis sur le projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, 18 mars 2020

[4] Cf. « Un report inconstitutionnel », J-P Derosier, Fondation Jean Jaurès, 17 mars 2020