Judiciarisation de la vie publique, le drôle de bilan du Sénat

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Judiciarisation de la vie publique, le drôle de bilan du Sénat

Le Sénat a fait paraître en mars 2022 un rapport d’information sur la judiciarisation de la vie politique. Dès le départ, le rapport est étonnant : il n’impute pas le désintérêt des citoyens pour les élections au fonctionnement des institutions, à l’éloignement des élus des préoccupations de la population ou au fait que le pouvoir ne respecte pas ses propres engagements.  Il considère que ce désintérêt est lié au fait que le politique serait « dépossédé de son pouvoir » par la place prise par les juges, nationaux et surtout  internationaux.  Haro donc sur les juges qui s’immiscent dans ce qui ne les regarde pas : la responsabilité pénale des ministres, la vérification de la constitutionnalité des lois, la mise en avant des droits fondamentaux, l’exécution défaillante des politiques publiques.

La synthèse du rapport considère ainsi que l’appel au juge « compromet la capacité de mener des politiques efficaces au service de l’intérêt général » : il cite l’arrêt Quadrature du net de la CJUE (2020) qui limite la possibilité de conserver les données de connexion au nom de la protection des données personnelles. Le juge n’aurait donc pas pour rôle, aux yeux du Sénat, d’assurer la cohérence entre des missions différentes de l’Etat (assurer l’efficacité du renseignement / protéger les libertés). Il devrait s’abstenir de limiter l’action des services de renseignement, considérés comme l’expression parfaite de l’intérêt général. En réalité, l’intervention du juge européen irrite particulièrement le Sénat, selon lequel devrait prévaloir une conception nationale voire nationaliste du droit.

De même, le Conseil d’Etat a-t-il suspendu en juin 2021 la réforme de l’assurance chômage parce que les conditions relatives au marché du travail n’étaient pas réunies : il reste à préciser que le Conseil n’a pas inventé que le décret du 30 mars 2021 subordonnait l’entrée en vigueur de la réforme à des conditions de nature économique et sociale qui, en l’occurrence, n’étaient pas remplies. Le Conseil était donc fondé en droit à demander le report de la réforme.

Un autre exemple concerne la décision du Conseil constitutionnel en réponse à la QPC du 6 juillet 2018, décision qui consacre la valeur du principe de fraternité : il faudrait donc condamner les personnes qui donnent à manger à des personnes démunies sans papiers.

Le Sénat s’émeut également de la mise en cause des ministres dans la crise COVID, en particulier de la mise en examen de l’ancienne ministre de la santé, A. Buzyn. Il n’évoque pas les raisons qui peuvent justifier cette mise en cause. Il y  voit une vindicte née sur Internet et le plaisir malsain d’une accusation personnelle publique, au risque de la paralysie des décisions. Le reproche fait à A. Buzyn (ne pas avoir agi) est pourtant exactement celui-là…et les rares condamnations pénales des ministres n’ont jamais été bien sévères. Le rapport en vient à évoquer des juges qui ne sont responsables devant personne…Même les détenus se plaignent maintenant devant le juge de leurs conditions de détention !

Le Sénat a toutefois des mots aimables pour les jurisprudences validant les décisions du gouvernement lors de l’état d’urgence sanitaire, surtout celles du Conseil d’Etat, de fait accommodantes, puisque celui-ci a validé la prolongation des détentions provisoires sans recours au juge, décision jugée ensuite non conforme à la Constitution.

Face à ce « pouvoir renforcé des juridictions », le rapport plaide pour que le pouvoir juridictionnel soit exercé « avec retenue » et que les magistrats s’autorégulent davantage.

Un tel rapport est inquiétant, malgré les chapitres qui relativisent le discours qui y domine, en expliquant que, finalement, le juge est « capable de décisions pragmatiques », que les condamnations pénales des élus sont rares et que la CEDH ne se saisit pas de n’importe quelle requête. La saisine du juge par les citoyens est constamment présentée comme poursuivant un intérêt individuel alors que les pouvoirs publics (et le Parlement) défendraient l’intérêt général. En cas de catastrophe, les citoyens se verraient comme des « victimes » recherchant, par facilité et acrimonie, des responsables. Peut-être aussi par volonté d’obtenir justice et de mettre des décideurs face à leurs responsabilités ? Faire jouer le droit, est-ce toujours défendre un intérêt personnel ?

Le rapport conteste aussi la primauté de certains principes sur les lois ordinaires, ce qui dénote une conception étriquée de l’état de droit.

Il s’offusque de ce que le juge donne une valeur juridique aux engagements de l’Etat en ce qui concerne la lutte contre le dérèglement climatique et s’arroge ainsi le pouvoir de contrôler les politiques publiques : en fait, le juge contrôle le respect de normes inscrites dans la loi et le Parlement devrait bien faire de même. Le juge est une gêne, il « fragilise la décision publique » : ce serait mieux de rester entre responsables politiques. On sort de cette lecture avec la conviction qu’une part des parlementaires, décidément, défend un monde révolu.