Réparer l’échec de la décentralisation

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Réparer l’échec de la décentralisation

La Cour des comptes a fait paraître dans son rapport public de mars 2023 un long chapitre (La décentralisation 40 ans après, un élan à retrouver) qui constate l’échec de la décentralisation : Le constat n’appelle guère de contestation et les propositions de la Cour relèvent du bon sens. Pour autant, la Cour cherche surtout à réparer un mécano institutionnel qui ne fonctionne pas bien. Il faudrait sans doute aller plus loin dans l’analyse : le système actuel sacrifie des politiques publiques essentielles, ainsi de la lutte contre les inégalités de développement territorial ou de l’adaptation des territoires au dérèglement climatique, que seules les collectivités pourraient prendre concrètement en charge. Il faut donc que la décentralisation fonctionne mieux mais soit aussi plus efficace : un tel changement impliquerait à la fois des changements pour les collectivités mais aussi pour l’Etat. C’est cette ambition qui doit être poursuivie.

 Le désordre de la répartition des compétences : une réalité incontestable

 Les grands objectifs de l’acte I de la décentralisation des années 1980 étaient de renforcer la démocratie locale et de rapprocher la décision politique des citoyens. Les régions sont alors devenues des collectivités territoriales, dotées d’une Assemblée élue ; l’exécutif des départements a cessé d’être le préfet et ce sont les présidents des Conseils généraux qui ont assumé ce rôle ; la tutelle préfectorale sur les actes des collectivités a été remplacée par un contrôle de légalité exercé, sur saisine du préfet, par les tribunaux administratifs ; enfin, entre l’Etat et les collectivités, une répartition des compétences a été décidée, de telle sorte que, dans la mesure du possible, « chaque domaine de compétences ainsi que les ressources correspondantes soient affectés en totalité, soit à l’Etat, soit aux communes, soit aux départements, soit aux régions » (loi du 7 janvier 1983). L’objectif initialement visé était bien de définir des blocs de compétences homogènes, chacun devant être maître de son domaine.

En réalité, la répartition des compétences est depuis lors très confuse, même si certains domaines sont concentrés dans telle ou telle collectivité : un tableau synthétique de répartition des compétences publié par la Direction générale des collectivités territoriales en 2019 indique que 19 des 24 compétences identifiées sont exercées, de manière concurrente ou complémentaire, par les 4 niveaux possibles, bloc communal (communes et EPCI), départements, régions, Etat, les autres étant partagées entre 2 ou 3 niveaux. La Cour des comptes, dans son rapport, prend l’exemple de la politique de l’habitat et du logement où tous les niveaux interviennent, soit dans le domaine de la planification, soit dans celui des aides, parfois de manière concurrente. Mais les politiques sociales, l’emploi et la formation professionnelle, les transports, la voirie, quasiment tout est partagé. Même s’agissant de l’eau et de l’assainissement, domaine dans lequel les textes récents s’efforcent de recentrer les responsabilités sur les EPCI, les départements et les régions sont sollicités pour jouer « un rôle d’animation et de financement d’études ».  Ces imbrications systématiques sont coûteuses, illisibles pour le citoyen et peu responsabilisantes. Aucun échelon ne veut se laisser déposséder de sa part de pouvoir et chacun veut s’occuper, à sa manière, de son territoire (par malheur, c’est le même que celui d’autres collectivités) et de sa population, la même parfois que celle dont l’Etat a aussi la charge.

Le constat d’un exercice désordonné des compétences pourrait être différent si le rôle de « responsable » et de « chef de file » que la loi attribue à telle ou telle collectivité lorsque les compétences sont partagées était plus clair et plus contraignant. Ainsi, si la loi donne à la région le rôle de « responsable » dans le domaine du développement économique (elle « compose » toutefois avec les autres collectivités, presque toutes désireuses d’intervenir en ce domaine), la région n’est que « chef de file » dans le domaine de l’aménagement du territoire et de la protection de l’environnement et de la biodiversité, tandis que le département est chef de file pour ce qui concerne l’action sociale. Cependant, le rôle de chef de file est imprécis et surtout non contraignant : il n’a pas de pouvoir de décision et la coopération entre collectivités est, dans ces conditions, fragile. La Cour note que, dans la plupart des régions, la conférence territoriale de l’action publique censée réunir les collectivités partenaires d’une même politique fonctionne mal et que les conventions territoriales d’exercice concerté des compétences, en théorie obligatoires quand la région ou le département sont chefs de file, sont peu nombreuses et dépourvues de véritable contenu. Les collectivités pallient souvent ces carences en contractant entre elles de manière bilatérale ou par des délégations ou des « re-délégations » de compétences diverses. Ainsi, certaines régions concluent des contrats avec toutes les communautés de communes de leur territoire pour que celles-ci cofinancent les aides qu’elles attribuent aux entreprises.

Parallèlement, l’échec de la simplification et de la rationalisation des strates territoriales

 Pour simplifier le dispositif, L’Etat a longtemps poursuivi successivement deux objectifs, d’abord le renforcement de la coopération intercommunale, dans l’espoir de limiter les effets de la multiplicité des communes, puis la prééminence des régions sur les départements avec l’espoir de faire disparaître ceux-ci ou de réduire leur importance. Il a raté les deux objectifs, d’autant que, dans la période récente, il a semblé revenir en arrière au bénéfice et des communes et des départements.

Ainsi, la généralisation progressive de l’intercommunalité n’a pas empêché le maintien, aujourd’hui encore, de 35 000 communes, dont une part sont très petites : en 2020, 25 % des communes ont moins de 200 habitants et 84 % 2000 habitants au plus. L’Etat n’a jamais pu programmer leur réduction et, si l’intercommunalité est devenue obligatoire, la loi n’a pas imposé l’élection directe et séparée des conseillers communautaires. Certaines communes, notamment en milieu rural ou semi-rural, acceptent mal l’intercommunalité : elles freinent les transferts de certains équipements aux EPCI, considérés comme une dépossession. En outre, les transferts de compétences facultatifs, à géométrie variable, ne sont guère favorables à l’élaboration d’une politique intercommunale commune. Enfin, depuis les lois Engagement et proximité du 27 décembre 2019 et Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification du 21 février 2022, les EPCI sont tenus de mettre en place une « conférence des maires » si ceux-ci le demandent et de rédiger un pacte de gouvernance, mesures qui semblent redonner aux maires une légitimité dans la conduite d’une intercommunalité considérée moins comme un pilote que comme un prestataire de services des communes. Les maires pourront en outre recevoir délégation de signature ou de compétences dans certains domaines.

Quant aux hésitations sur la disparition ou l’effacement des départements, elles ont marqué l’histoire récente, depuis la loi du 16 décembre 2010 créant des conseillers territoriaux communs aux régions et aux départements jusqu’à l’annonce en 2014, par le Président Hollande, de leur disparition au bénéfice des métropoles et des régions.  Au final, après la création de (trop) grandes régions, la loi NOTRe du 7 août 2015 n’a pas fait disparaître les départements mais les a affaiblis en transférant aux régions certaines de leurs compétences. Là encore la loi de 2022 leur redonne le droit d’exercer de nouvelles compétences, notamment en matière de voirie. Ces ajustements institutionnels récents ajoutent une touche d’incohérence à un ensemble déjà compliqué.

Des propositions de bon sens mais dont la réalisation est assez peu vraisemblable

 La Cour ne propose pas un grand soir de «re-répartition des compétences » : elle reconnaît qu’il n’existe pas de consensus en ce sens. De fait, la faisabilité d’une clarification rigoureuse serait douteuse : même si elle n’a plus toujours grand sens pour une population qui ne cesse de se déplacer, la notion de territoire reste prégnante pour les décideurs et les collectivités se partagent toutes le même.  Mais la Cour voudrait aller plus loin que des ajustements limités, pour des raisons financières (une meilleure évaluation du coût et de l’efficience du service rendu au niveau local lui paraît nécessaire) et pour des raisons démocratiques (le sentiment de dilution des responsabilités n’encourage pas les citoyens à voter dans les élections locales où l’abstention est déjà très élevée).

La Cour  propose donc de ne pas renoncer à réduire le nombre des communes, grâce à des incitations financières ; de redéfinir « l’intérêt communautaire » pour que les EPCI se voient effectivement confier la gestion des équipements et services qui leur reviennent ; de renforcer la solidarité financière en leur faveur ; de mieux préciser les attributions des collectivités chefs de file et le rôle des autres collectivités concernées par l’exercice de coordination des politiques partagées ; de mieux  utiliser le droit à différenciation pour permettre, dans certains cas, de confier aux métropoles, sur leur territoire, les compétences du département, comme dans le Rhône, voire de confier aux départements ruraux le rôle des EPCI.

Il est toutefois difficile d’imaginer que le mécano institutionnel se répare quasiment de lui-même avec l’acceptation de la disparition des petites communes ou grâce à une rédaction plus claire des textes, tant les résistances sont profondes. L’on n’échappera pas sans doute, si l’on veut redonner du poids aux collectivités territoriales, à des mesures coercitives : une note de Terra nova de janvier 2021, 15 propositions pour refonder l’action territoriale, propose ainsi d’ériger les intercommunalités en collectivités de plein exercice, tout en confiant à la commune « la responsabilité des liens sociaux », c’est-à-dire un simple rôle d’animation et de consultation. Il serait utile de se pencher également sur la justification des départements, dans un contexte où ils n’ont cessé d’être critiqués pour la qualité de leur action dans le domaine social, personnes âgées, aide sociale à l’enfance et insertion des bénéficiaires du RSA.

Surtout, le rapport de la Cour des comptes ne met pas assez l’accent sur les carences du système actuel en termes de politiques publiques : faute que les collectivités soient suffisamment fortes, suffisamment unies ou suffisamment incitées à y répondre, certaines ambitions, qui ne peuvent relever que d’elles, ne sont pas efficacement poursuivies.

 Renforcer le rôle des collectivités à condition qu’elles agissent conjointement, donner à l’Etat un rôle d’encadrement et d’incitation à agir.

Une note du CAE (Biodiversité en danger, quelle réponse économique, 2020), qui fait le constat de l’inefficacité de la politique en ce domaine, suggère une protection moins fragmentaire et plus globale sur un territoire donné, y compris hors espaces protégés. Il voudrait que soit définie, à l’échelon des régions, une stratégie de protection de la biodiversité intégrant la politique de l’eau, des sols et de l’environnement, ce qui donnerait un cadre à l’action des intercommunalités. Il regrette la faiblesse des documents d’urbanisme en ce domaine (Projets d’aménagement et de développement durable qui accompagnent le plan local d’urbanisme (PADD) et Schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET). Ces documents, souvent considérés comme de simples documents d’orientation, devraient fixer des objectifs explicites et quantifiés de protection de la biodiversité. Leur force juridique devrait être renforcée et leurs résultats devraient être suivis.

Dans ce cadre, il appartiendrait à l’Etat de fixer les orientations nationales à suivre (protection obligatoire des zones humides, limitation des nouvelles infrastructures et des zones constructibles) et de subventionner les projets cohérents avec les orientations nationales, à condition qu’ils fassent l’objet d’une coopération entre tous les territoires concernés : la note de Terra nova mentionnée ci-dessus préconise ce changement de rôle (l’Etat définit le cadre, les collectivités agissent en collaboration et ne sont aidées qu’à la double condition de la qualité du projet et de la mise en œuvre d’une coopération).

Les mêmes propositions sont duplicables à d’autres domaines, comme le montre l’étude de la Fondation Jean Jaurès Les inégalités socio-spatiales en France et en Allemagne, février 2020, qui suggère d’inciter les collectivités à se saisir davantage de ces questions en leur donnant les moyens et la légitimité pour agir, dans un domaine où leur action reste ponctuelle et limitée.

Il en est de même dans le domaine de l’adaptation des territoires au dérèglement climatique.   

La France s’est dotée en 2018 d’un nouveau plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC2) : une étude de l’IDDRI-Sciences-Po montre que le plan est trop général pour être utilisable. La France dispose sur ce thème d’une sorte de « feuille de route très peu directive » mais elle ne mène pas de politique d’ensemble d’atténuation des impacts climatiques.  De ce fait, les collectivités agissent, mais en ordre dispersé, et souvent n’ont pas les moyens de mener une politique suffisamment ambitieuse et coordonnée. Un des objectifs à poursuivre serait d’organiser une meilleure cohérence entre les mesures prises au niveau régional dans les STRADDET, les mesures définies par les villes et celles des services de l’Etat : mais pour ce faire, il serait nécessaire que le SRADDET s’impose davantage en ce domaine et que l’Etat joue tout son rôle, en pilotant une politique nationale, en définissant les priorités, en aidant les collectivités à définir les leurs, en chiffrant les moyens nécessaires puis en aidant les collectivités qui les mettraient concrètement en œuvre à condition qu’elles agissent en collaboration.

 Il est vrai que ces perspectives posent d’énormes problèmes : aujourd’hui, les enjeux dominants des collectivités territoriales sont de survivre et de se mettre en valeur, en exerçant un pouvoir propre de manière visible, avec toute la symbolique verbale qui va avec, l’appartenance à un terroir, la solidarité, la puissance économique. Demain, l’enjeu devrait devenir la collaboration entre territoires pour la protection de l’environnement et de la biodiversité, pour une meilleure mise en valeur des territoires oubliés ou pour se défendre contre la chaleur, l’érosion des côtes, les inondations et les feux. De même, l’Etat, qui ne se préoccupe que marginalement d’inciter les collectivités à agir et met toujours en avant ses propres outils, devrait apprendre un autre rôle, plus stratégique, cadrer l’action des collectivités et les inciter à agir. Se poserait aussi la question des moyens : la faiblesse financière des collectivités en France (moins de 20 % des dépenses publiques contre plus de 30 % en moyenne dans l’Union, avec des taux supérieurs à 60 % au Danemark et plus de 40 % en Allemagne, en Espagne ou en Belgique), montre combien les collectivités sont confinées à un rôle modeste, en partie faute de ressources.

Si la France veut piloter l’évolution de ses territoires, elle ne pourra pas faire l’impasse sur le rôle des collectivités.

Pergama 20 avril 2023