Prévenir les violences urbaines

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Prévenir les violences urbaines

A noter, en juin 2023, dans les fiches étudiants la réactualisation de trois fiches, la politique de l’immigration, Asile et droit d’asile en France et en Europe et Les immigrés que sait-on sur eux? 

Les violences urbaines

A la suite de la mort d’un jeune tué par un policier à Nanterre pour refus d’obtempérer, la France a connu à nouveau, fin juin début juillet 2023, des violences urbaines insupportables, avec incendies, casses, pillages et affrontements avec la police. La généralisation de ces troubles sur le territoire, y compris dans des villes moyennes qui n’y paraissaient pas exposées, doit alerter : il ne s’agit pas, comme l’indique un tract des syndicats Alliance et UNSA-police, d’un déferlement de violences gratuites de la part de « hordes sauvages ». Un tel embrasement, dont profitent des casseurs et des voleurs, a des causes sociales et politiques et c’est en s’y attaquant que le risque de les voir se reproduire diminuera.

Quelles sont ces causes ? La pauvreté d’abord, les discriminations et le racisme ensuite, celui des policiers mais aussi de bien d’autres responsables.

Pauvreté des quartiers et handicaps de la population, une politique sans efficacité qu’il faudrait entièrement refonder   

La politique de la ville est à la fois la bouée à laquelle se raccrochent désespérément les élus qui ont soif d’agir contre la pauvreté des « quartiers » et un dispositif inefficace qui n’a jamais rempli ses engagements.

Cette politique concerne 1500 quartiers dits « prioritaires », choisis sur un critère de pauvreté des habitants. Elle consiste à mener des actions spécifiques pour améliorer la situation sociale, l’éducation, la sécurité et le cadre de vie. Cette politique relève de l’Etat, même si elle est fondée sur des contrats passés avec les communes ou les EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) qui ont, sur leurs territoires, un quartier classé « prioritaire ».

Aux termes de la loi du 21 février 2014 qui l’a réformée lors du quinquennat Hollande, l’objectif de cette politique est de réduire les écarts de développement entre les quartiers prioritaires et leurs unités urbaines de rattachement, c’est-à-dire la collectivité territoriale dont ils font partie.

L’échec est patent : l’Observatoire national de la politique de la ville publie régulièrement les chiffres clefs des quartiers prioritaires. Malgré, certaines années, de légers progrès sur tel ou tel indicateur, les écarts avec les autres quartiers ne se résorbent pas, voire se creusent pendant les périodes de crise. Dans les quartiers prioritaires, la pauvreté monétaire dépasse 40 % (14,6 % pour l’ensemble de la population) ; plus d’un quart de la population bénéficie du RSA (contre 12,8 %) ; le taux de chômage est de 18,6 % et de plus de 30 % pour les jeunes jusqu’à 29 ans, soit plus du double du taux national ; l’écart du taux d’emploi entre les quartiers prioritaires et celui des unités urbaines proches dépasse 20 points et a augmenté de 2014 à 2020. Près de 10 % des élèves sont en retard scolaire en 6e contre 7 % ailleurs.

Les raisons de cet échec tiennent sans doute à une excessive concentration de populations défavorisées souffrant de handicaps structurels : une note de l’Insee (Les habitants des quartiers de la politique de la ville : la pauvreté côtoie d’autres fragilités, Insee Première, mai 2016) montre que, si les difficultés d’insertion de la population perdurent, c’est qu’elles sont liées à des carences de formation et de qualification difficiles à dominer. Mais elles sont liées aussi à une insuffisance de moyens : dans son rapport de juin 2022 sur le bilan des dispositifs en faveur de l’emploi des habitants des quartiers dits prioritaires, la Cour des comptes conclut que les dépenses engagées pour ceux-ci sont inférieures à leur part dans les demandeurs d’emploi. Elle note aussi que les dispositifs à l’œuvre, trop complexes, voire illisibles, instables, en partie dématérialisés, ne sont pas en mesure de réduire les écarts. L’on pourrait sans doute en dire autant de la politique d’éducation prioritaire : le ministère de l’Education nationale se targue d’y affecter un nombre d’enseignants par élève supérieur à celui des autres territoires mais l’affectation de personnels débutants, la faible réduction de la taille des classes, la très grande concentration d’élèves en difficulté et le maintien de pratiques pédagogiques traditionnelles rendent le dispositif globalement inopérant.

Surtout, la politique de la ville, souvent affichée comme coûteuse (des milliards dit-on, en mesurant surtout les dépenses de reconstruction des quartiers qui embellissent le cadre de vie sans changer la vie des habitants), ne parvient pas à donner aux quartiers défavorisés les mêmes moyens qu’aux autres, comme le montrent en 2018 les conclusions de la mission parlementaire sur la Seine-Saint-Denis. Le sous-investissement public dans certaines zones est en réalité patent. Même les dispositions de la loi de 2014 sur la participation des habitants aux décisions est mal appliquée, comme le montre le rapport de la Commission nationale du débat public établi à la demande du Ministre en charge de la cohésion des territoires (Démocratie participative et quartiers prioritaires, réinvestir l’ambition politique des conseils citoyens, janvier 2019).

Mission parlementaire sur l’Etat en Seine Saint Denis, 2018, principaux constats

 Situés en Seine-Saint-Denis, Bondy et Stains, avec 100 faits de délinquance pour mille habitants, ont moins de policiers qu’Etampes, en Essonne, ou Gennevilliers, dans les Hauts de Seine, où la délinquance est 30 % moins forte. Le tribunal d’instance d’Aubervilliers compte en effectif théorique 2 magistrats et 11 agents de greffe. Avec 13 % d’habitants de moins, celui du 18e arrondissement de Paris a 4 magistrats et un greffier de plus. En Seine-Saint-Denis, les officiers de police judiciaire (OPJ) représentent 9,4 % des effectifs, contre 16,9 % à Paris, 12,4 % dans les Hauts-de-Seine et 15,2 % dans le Val-de-Marne. Enfin, « le moins bien doté des établissements scolaires parisiens reste mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis ». La Seine-Saint-Denis est en outre une terre d’affectation pour les fonctionnaires stagiaires ou débutants, ce qui fait que le turn-over dans les services publics (notamment dans l’Education nationale) y est bien plus élevé qu’ailleurs, tout comme l’absentéisme.

Ajoutons que les élus concernés ne se sont jamais remis de l’accueil dédaigneux que le Président de la République a réservé en 2018 au rapport Borloo qu’il avait lui-même commandé pour rénover la politique de la ville : le rapport, ampoulé, déclamatoire, grandiloquent, parfois niais, n’en soulignait pas moins que les quartiers manquent de tout, équipements de santé, sportifs et de petite enfance, qu’ils souffrent de la faiblesse des services d’emploi et d’éducation et que les communes ne leur consacrent que des moyens insuffisants.  De vraies questions y étaient posées, celle de l’ampleur et des limites d’une solidarité nationale peu efficace.  Dans un discours insupportable de morgue, le Président de la République a alors répondu que les habitants des quartiers étaient les acteurs de leur destin, que la réussite économique était la solution et que ce n’était pas en déversant des milliards qu’on aiderait ces territoires. Et tout a continué comme avant, de manière bancale, sans davantage de résultats et avec l’amertume grandissante de populations oubliées.

Discriminations et racisme, le mal insupportable

 Dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, les immigrés sont plus nombreux qu’ailleurs (27 %).  Au-delà, d’une manière générale, les populations immigrées sont géographiquement ségréguées, pour des raisons économiques : plus pauvres que la moyenne de la population, elles occupent davantage l’habitat social ancien des quartiers peu favorisés.

Que ces populations soient victimes en France de fortes discriminations dans le logement et l’accès à l’emploi ne fait guère de doute : l’enquête Trajectoires et origines de l’INED et de l’Insee soulignait déjà, en 2009-2010, sur une base déclarative, l’ampleur de ce phénomène. L’insee y revient en 2019-2020 (cf.  Immigrés et descendants d’immigrés, Insee Références, 2023). La Dares, service d’étude du ministère du travail, indique également (Discriminations à l’embauche des personnes supposées maghrébines, 24 novembre 2021) que la discrimination lors de l’accès à l’emploi est généralisée et persistante, ce que démontraient déjà, en 2014 et 2015, des études du ministère du Travail et de France Stratégie

La mort du jeune homme de Nanterre tué à bout portant pour refus d’obtempérer par un policier qui a ensuite rédigé une fausse déclaration a conduit à reposer la question du racisme policier.  Il en existe des signes difficilement contestables :  le communiqué de deux syndicats de policiers, Alliance et UNSA-police, qui évoque des hordes sauvages menant une « guerre » et appelle au « combat contre des « nuisibles », peut difficilement échapper à cette qualification. Les mots évoquent les cafards du Rwanda ou les rats des hitlériens. Même si certains émeutiers sont à l’évidence des délinquants avérés dont le but est de voler et de blesser, aucun être humain ne mérite ces comparaisons, sauf à vouloir attiser la violence contre eux en leur déniant leur caractère humain.

La question se pose toutefois du caractère systémique ou du moins répandu de ce racisme, question sans réponse établie.

Les signes inquiétants sont cependant trop nombreux pour que l’on n’y prenne pas garde, avec une multiplicité d’incidents soit enregistrés, par chance ou par malheur, soit qui ont fait l’objet de témoignages de tiers :  en 2005, la mort dans un transformateur électrique de deux jeunes poursuivis sans raison par la police, dont tout le monde savaient qu’ils risquaient la mort et que personne n’a cherché à sauver ; l’enquête publiée en 2009  de l’Open Society Institute Police et minorités visibles, les contrôles d’identité à Paris, qui démontre l’ampleur des contrôles au faciès dont se plaignent de manière récurrente les jeunes immigrés  (l’Etat sera de fait condamné par la justice en 2016 et en 2021 pour contrôles discriminatoires) ; la mort de C. Chouviat, étouffé par un policier, en janvier 2020 ; un rapport du Défenseur des droits  de juin 2020 dénonçant une discrimination systémique et des pratiques de persécution policière ouvertement racistes envers de jeunes immigrés qui ont duré des années ; le tabassage gratuit d’un homme noir qui rentrait chez lui en novembre 2020 par un groupe de policiers qui le blessent et l’insultent ; la parution en 2020 du livre « Flic », où un journaliste infiltré 6 mois au commissariat du 19e arrondissement évoque « un racisme récurrent » des policiers qui frappent et insultent ; les incidents de Saint Denis de février 2022 après la victoire du Sénégal à la Coupe des nations où des policiers ont attaqué et gazé des supporters sénégalais qui discutaient paisiblement en ville avec leurs enfants ; les insultes racistes de la Brav’M en mars 2023 lors d’une manifestation sur les retraites.

Le sociologue F. Jobard, énumérant le nom des personnes d’origine étrangère tuées depuis quelques années, dont beaucoup ont été oubliés sauf peut-être celui d’Adama Traoré, évoquait en juin 2020 « une institution policière extrêmement perméable au racisme ». C’est aussi l’avis des « enseignants des banlieues » interviewés dans Le Monde du 2 juillet 2023, selon lesquels leurs élèves ne peuvent se reconnaître dans la citoyenneté enseignée pendant les cours : ils témoignent plutôt de violences, de fouilles, d’invectives voire d’altercations avec la police qui leur donnent un profond sentiment d’arbitraire. Ils n’ont jamais vu dans la police une protection mais en revanche sont familiers des violences policières.

L’on ne peut non plus être serein quand on écoute certains politiques colporter leur vision de l’immigration : rapprochement systématique avec la délinquance (N. Sarkozy, E. Ciotti, M. Le Pen, E. Zemmour), métaphore de la canalisation qui explose et inonde la maison (N. Sarkozy), reprise des termes d’ensauvagement, de « décivilisation » et de « Français de papier » empruntés à l’extrême droite (respectivement, le ministre de l’Intérieur , le Président et Valérie Pécresse, candidate LR aux présidentielles de 2022), vote enfin de la loi Séparatisme qui oblige les associations cultuelles musulmanes à se déclarer en préfecture, après des déclarations du Président de la République qui affirme que les adeptes d’un Islam intégriste « communautariste » adhèrent à un projet conscient et méthodique de renversement de l’Etat.

Il serait temps de regarder cette réalité en face : il y a du racisme en France et celui-ci est lourdement présent dans l’espace public, avec des effets délétères sur la cohésion du pays. Il faut donc le nommer et lutter contre sa prolifération, dans les rangs de la police, chez les employeurs, parmi les politiques et, surtout, dans l’ensemble de la population. Si on ne le fait pas, si une parole politique ne s’élève pas pour analyser la situation et la dénoncer, il se passera ce qui se passe depuis 2005 : un feu qui couve et qui, d’un coup, embrase tout sans que nous le comprenions.

Pergama, le 4 juillet 2023