Un Conseil d’Etat incompétent mais qui pourrait cesser de l’être

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Un Conseil d’Etat incompétent mais qui pourrait cesser de l’être

Six associations, dont Amnesty international, Human Rights Watch et l’Open Society Institute, ont saisi le Conseil d’État d’une action de groupe tendant à enjoindre à l’État de faire cesser les pratiques discriminatoires de contrôles d’identité que ces associations jugent systémiques. La requête préconisait un certain nombre de mesures tendant à ce que les textes encadrent davantage ces pratiques, notamment la modification de l’article 78-2 du code de procédure pénale (cet article permet des contrôles dans le cadre de la prévention des atteintes à l’ordre public, la requête suggérant alors la remise d’un récépissé) et organisation d’un suivi des contrôles par une autorité administrative indépendante.

Contrairement aux conclusions des ministères de la Justice et de l’Intérieur, selon lesquelles la justice administrative serait incompétente pour connaître des litiges sur les contrôles d’identité, a fortiori lorsqu’il n’existe pas, comme le prétendent ces ministères, de « défaillance » en ce domaine,  le Conseil d’État  a considéré que la requête était recevable : s’il appartient aux tribunaux judiciaires de se prononcer sur la régularité des contrôles d’identité effectués sur des personnes, le code de la justice administrative prévoit la possibilité d’une action de groupe tendant à faire reconnaître par les tribunaux l’existence de discriminations contre des personnes et à les faire cesser voire à en obtenir réparation. Dans ce cas, en vertu de l’article 77-10-3 du même code, l’action peut demander aux tribunaux administratifs la cessation du « manquement » de l’État à ses obligations légales si celui-ci est constaté.

Article L77-10-3 du Code de la justice administrative

Lorsque plusieurs personnes, placées dans une situation similaire, subissent un dommage causé par une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public, ayant pour cause commune un manquement de même nature à ses obligations légales ou contractuelles, une action de groupe peut être exercée en justice au vu des cas individuels présentés par le demandeur.

Cette action peut être exercée en vue soit de la cessation du manquement mentionné au premier alinéa, soit de l’engagement de la responsabilité de la personne ayant causé le dommage afin d’obtenir la réparation des préjudices subis, soit de ces deux fins.

Outre qu’il a admis sa propre compétence, le Conseil d’État reconnaît dans sa décision le manquement de l’État à ses obligations d’empêcher les contrôles à caractère discriminatoire.

Certes, il ne reconnaît pas le caractère « systémique » de tels contrôles. On ne sait trop quel est le fondement de cette dénégation : sans doute les conseillers d’État, qui n’habitent ni à La Courneuve ni à Aulnay-sous-Bois, n’ont-ils jamais vu de tels contrôles place du Palais-Royal :  leur innocence est bien excusable. Si les associations qualifient les contrôles d’identité discriminatoires de « systémiques », c’est sur le fondement d’études scientifiques longues qui en soulignent la grande fréquence. A vrai dire, peu importe ici : le Conseil d’État, en reconnaissant comme « suffisamment établie l’existence d’une pratique de contrôles d’identité motivés par les caractéristiques physiques, associées à une origine réelle ou supposée (…) qui ne peut être regardée comme se réduisant à des cas isolés » admet que « de tels faits (…constituent une méconnaissance caractérisée de l’interdiction de pratiques discriminatoires » prescrite par la loi. Cela devrait lui suffire pour exiger la fin de ce manquement.

Pourtant, en violation de l’article du code de la justice administrative cité ci-dessus, le Conseil d’État refuse de faire cesser ce manquement. Il s’abrite derrière le fait que les associations requérantes lui suggèrent toute une panoplie de mesures lourdes (modification du code de procédure pénale, compétence donnée à une Autorité administrative indépendante pour assurer le suivi des mesures). Il indique alors qu’il n’a pas compétence pour mettre en place une politique publique de lutte contre les discriminations et rejette donc la requête des associations.

Cette décision est stupéfiante.

Certes, l’on peut comprendre la difficulté devant laquelle se trouvait le Conseil d’État : il lui appartient de juger si les textes, notamment ceux qui garantissent les droits et libertés fondamentales, sont ou non respectés. Il ne relève effectivement pas de sa compétence de décider de l’ensemble des mesures à mettre en place pour mettre fin efficacement aux pratiques discriminatoires de la police : il est logique de renvoyer à l’État la définition d’une politique publique. Pour autant, le Conseil manque à sa mission s’il reconnaît le manquement mais n’adresse aux pouvoirs publics aucune injonction, ni générale, ni spécifique, pour le faire cesser : le gouvernement sera encouragé à maintenir ses pratiques actuelles et pourra se targuer d’une victoire juridique sur les associations de lutte contre les discriminations. « Restez donc dans l’illégalité », dit implicitement le Conseil d’État au gouvernement, « je reconnais que vous pratiquez des discriminations mais ce serait trop difficile de vous en empêcher ».

En réalité, le Conseil d’État, sans se charger de décider lui-même de mesures de politique publique, avait un autre moyen de faire cesser le « manquement » de l’État, comme il l’a fait dans une autre affaire.

Le 19 novembre 2020, le Conseil d’État s’est ainsi prononcé sur un recours formé en janvier 2019 par la Commune de Grande-Synthe et plusieurs associations environnementales contre le refus que le gouvernement avait opposé à leur demande de prendre des mesures permettant de respecter les accords de Paris et d’atteindre en 2030 la réduction de 40 % des émissions de GES. L’on est bien ici dans l’élaboration d’une politique publique complexe que les associations reprochaient à l’État de ne pas définir.

Le Conseil a demandé à l’État de prouver que les mesures déjà prises suffisaient à atteindre les buts qui lui étaient assignés puis, quand il a eu la conviction que tel n’était pas le cas, il a décidé, le 1er juillet 2021, d’enjoindre « au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national afin d’assurer sa compatibilité avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à l’article L. 100-4 du code de l’énergie et à l’annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018 avant le 31 mars 2022 ». Autrement dit, le Conseil a mis en demeure l’État d’élaborer une politique publique efficace en se réservant la possibilité de mesurer ensuite son efficacité. Pourquoi ne pas l’avoir fait quand le Conseil constate des pratiques discriminatoires qui violent la loi ? Est-ce moins important que la lutte pour le climat ?

Il est certain que les demandes faites à la justice administrative évoluent, dans un sens qui lui demandent de prendre des responsabilités plus amples. Longtemps, la justice administrative a eu pour objet de décider de la légalité de telle mesure disciplinaire à l’égard d’un fonctionnaire ou de celle d’un arrêté définissant une obligation fiscale ou une norme opposable au public. La question était circonscrite et, même si elle mettait en jeu, parfois, des droits et libertés fondamentales, son traitement pouvait être présenté comme une simple application technique du droit.

Aujourd’hui, les citoyens contestent l’insuffisance de certaines politiques, parfois au regard des engagements que l’État s’est assigné à lui-même, parfois au regard des droits fondamentaux fixés par la loi. On l’a vu, en particulier, lors de l’épidémie de COVID où, déjà, des juristes se sont moqué des décisions frileuses de la justice administrative sur la politique de protection des populations ou d’égal accès aux soins, dans lesquelles elle se défaussait en indiquant que, du moment que les textes respectaient ces impératifs, il ne fallait pas embêter le gouvernement sur des questions d’effectivité. S’agissant de la requête des associations de lutte contre les discriminations, sa réaction est plus grave : c’est la première fois que le Conseil reconnaît un manquement de l’État et renonce à l’empêcher. Il manque alors à sa mission. Certes, l’évolution des demandes citoyennes ne lui plait pas et il aimerait mieux disserter sur le domaine public ou sur les questions prioritaires de constitutionnalité : il a pourtant le devoir de s’y adapter.