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Santé mentale : le diagnostic est établi, reste à agir

L’année 2018 et le premier mois de 2019 auront vu sourdre plusieurs mouvements de protestation de soignants en santé mentale qui se plaignent de la diminution de moyens et, en particulier, de la fermeture de lits d’hospitalisation ou de structures ambulatoires, comme de la déshumanisation contrainte des relations avec les malades. Un ouvrage publié récemment par deux psychiatres et par l’Institut Montaigne[1] évoque le « trou noir » du système de santé français : stigmatisation des patients, parcours éclatés, mauvaise qualité des soins et absence d’orientation stratégique de la recherche. L’ouvrage souligne la grande quantité de rapports dressant le constat de carences avérées et qui proposent, pour y remédier, des réformes jamais mises en œuvre : système encore très hospitalo-centré, faute que la suppression des lits en psychiatrie ait conduit à un renforcement suffisant des structures ambulatoires, ce qui paradoxalement allonge les hospitalisations (une part des malades, évaluée entre 25 et 30 %, resterait hospitalisée plus de 6 mois); inégalités de l’offre de soins sur le territoire ; mauvaise coordination avec la médecine de ville (ou entre généralistes et psychiatres), ce qui affecte la prévention, la détection et la prise en charge des soins ; errances dans un système de soins complexe, ce qui conduit à des diagnostics tardifs, de plusieurs années par exemple en cas de troubles bipolaires ; situation très difficile de la pédopsychiatrie alors que les troubles sévères apparaissent à l’adolescence, ce qui se traduit dans certains départements par des délais d’attente extrêmement longs (un an !) pour avoir accès à une consultation dans un Centre médico-psychologique pour enfants ou adolescents.

L’ouvrage rappelle pourtant l’importance des enjeux. Il évoque d’abord l’ampleur de la population touchée : un Français sur 5[2] sur la durée, 2,1 millions de personnes soignées dans l’année, 1,4 millions de malades en dispositif ALD (affections de longue durée) en 2017 pour affection psychiatrique, soit, après les diabètes et les cancers, le 3e groupe le plus important de malades relevant de cette catégorie, enfin des projections de l’assurance maladie tablant sur 2,4 millions de malades traités en 2020 ; ensuite, le coût pour l’Assurance maladie : les soins psychiatriques et le remboursement des psychotropes représentent, avec 19,8 Mds en 2016, le premier poste de dépenses, hormis le groupe fourre-tout des hospitalisations ponctuelles[3] ; enfin, enjeu de santé publique et d’équité, la forte baisse de l’espérance de vie des malades : une étude de l’IRDES (Questions d’économie de la santé, septembre 2018) indique que les personnes suivies pour des troubles psychiques sévères voient leur espérance de vie réduite en moyenne de 16 ans pour les hommes et de 13 ans pour les femmes (les différences sont fortes selon la nature des troubles), avec un taux de mortalité prématurée quadruplée. Les hypothèses émises incriminent le suicide mais aussi le tabac, la sédentarité, les conséquences d’un abus de médicaments psychotropes et une moins bonne prise en charge des maladies somatiques.

Comment en est-on arrivé là ? La « désinstitutionalisation » de la psychiatrie engagée, il y a 60 ans, par la circulaire du 15 mars 1960 a marqué pourtant une ambition forte et légitime. Cependant depuis lors, la situation n’a pas évolué comme espéré (I). Aujourd’hui, d’innombrables rapports soulignent tous que les besoins sont en partie financiers, en partie organisationnels, mais que la santé mentale a besoin d’un vigoureux redressement. Or, les réponses du gouvernement actuel restent générales : malgré plusieurs annonces depuis un an, dont la publication d’une feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie 2018-2022, on ne voit pas bien quelle sera la politique de santé mentale ces prochaines années, tant les résolutions sont insipides (II).

Le dispositif s’est peu à peu délité depuis les choix innovants des années 60

 Les choix politiques depuis 50 ans

 En déclarant que l’hospitalisation n’est qu’une séquence dans la vie du malade et en organisant l’articulation entre les services de soins hospitaliers et la prise en charge d’un « secteur » géographique équipé de structures « hors les murs », la circulaire du 15 mars 1960 a engagé l’organisation des soins psychiatriques dans un long processus de reconversion. Cependant, comme le souligne le rapport précité de l’IGAS de 2017, la sectorisation ne s’est mise en place que de manière tardive, progressive et inégale : les secteurs n’ont d’ailleurs été inscrits dans la loi qu’en 1985, au moment où leur coût de fonctionnement a été mis à la charge de l’assurance maladie.

A partir des années 2000, dans la continuité des choix précédents, trois plans nationaux de psychiatrie et de santé mentale (2001, 2005-2008, 2011-2015) ont cherché à conforter l’approche choisie depuis 1960, insistant tous sur la nécessité d’instituer une continuité de la prise en charge, d’articuler les domaines sanitaires, sociaux et médico-sociaux, de rechercher un meilleur équilibre entre l’hospitalisation et le recours à des alternatives en milieu ordinaire de vie et, enfin, d’intégrer les soins psychiatriques dans le dispositif des soins général d’améliorer les droits du patient.

Il n’est pas niable que des résultats aient été atteints : le nombre de lits d’hospitalisation complète est passé de 137 535 en 1975 à 54 500 en 2016 (sachant toutefois que la France continue à avoir une densité de lits supérieure à la moyenne européenne) et, en moyenne, en 2015, 80 % de la file active[4] des adultes et 92 % de celle des jeunes et des enfants sont pris en charge en ambulatoire, dans des CMP, à domicile, dans des services de santé somatique ou en établissement social. Apparemment, la mutation espérée (« désaliénation ») a eu lieu, ce qui aurait dû favoriser le maintien des malades dans la cité.

Rien cependant ne s’est vraiment passé comme espéré

Tous les bilans établis ces dernières années sont concordants. Les moyens sont très inégalement répartis entre régions et certains territoires souffrent de pénurie de solutions, d’autant que la file active a beaucoup augmenté : en 25 ans, elle a été multipliée par 2,5 pour les établissements sectorisés, même si cette croissance se ralentit aujourd’hui. Comme elle a peu augmenté en hospitalisation complète, le chiffre recouvre une multiplication par quatre de la demande en ambulatoire. Or, en ce domaine, le constat de très fortes inégalités de moyens est patent et ancien : dès août 2009, l’IRDES[5] (Questions d’économie de la santé n° 145) soulignait, après 50 ans de sectorisation, l’hétérogénéité de la dotation des différents secteurs. Selon l’étude, sur le fondement d’un classement en 9 catégories, 292 secteurs sur 794 étaient dès cette époque en situation de sous-dotation. En 2012, une autre étude de l’IRDES (QES n° 180), comparant l’évolution des dispositifs de soins psychiatriques en Allemagne, Angleterre, France et Italie, concluait au retard de la France en matière d’intégration de la psychiatrie à l’hôpital général mais aussi de développement des structures et services d’accompagnement des personnes à l’extérieur de l’hôpital.

C’est également ce que dit le bilan du plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015 établi par le Conseil national de la santé publique en avril 2016 : il évoque « un début de rééquilibrage de l’offre de soins entre les régions » mais déplore le maintien de disparités importantes de l’offre de soins et des dotations de personnel. Le rapport de l’IGAS de 2017, qui ne veut pas reconnaître que les difficultés sont liées à un appauvrissement des soins psychiatriques ni à un manque de psychiatres[6], souligne cette disparité comme la cause du malaise actuel, ajoutant, que, selon un diagnostic ancien, documenté et partagé, la pédopsychiatrie est reconnue « chroniquement défavorisée ». Le rapport, dans un élan de sincérité, mentionne même que la persistance de tels constats amène à s’interroger sur la manière dont ils sont utilisés pour construire des politiques publiques. En effet…

Un contexte compliqué mais une grande atonie des pouvoirs publics

Prendre en compte des évolutions récentes

La première évolution du paysage tient à la place prise dans les années récentes par le secteur privé à but lucratif non sectorisé, essentiellement en hospitalisation à temps plein ou de jour (il représente 26 % des journées d’hospitalisation adultes et 14 % des journées enfants). Ce secteur n’accueille pas les mêmes pathologies que les établissements sectorisés, qui prend en charge les cas les plus lourds et ceux dans lesquels la dimension sociale est la plus marquée. Le rapport de l’IGAS se préoccupe à juste titre de mieux insérer le secteur dans un système de soins carencé, tout comme il se préoccupe de changer les règles financières qui avantagent jusqu’ici un secteur privé qui n’assume pas de charges de service public. De même, l’IGAS affirme que les modalités de dotation financière des services publics doivent être modifiées pour mieux les ajuster à leur environnement et à leur activité.

Deuxième évolution, celle définie par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé : la loi donne une définition ambitieuse de la santé mentale (nouvel article L3221-1 du Code de la santé publique) comme incluant la prévention, le diagnostic, les sons, la réadaptation et la réinsertion sociale. Elle prévoit l’élaboration d’un projet territorial de santé mentale destiné à permettre des « parcours sans ruptures » et l’accès à des prises en charge diversifiés. Quelle que soit la difficulté de telles ambitions (proclamées pour la première fois au niveau de la loi), si l’on ne veut pas que l’application de ces dispositions reste formelle, il reste à mesurer les besoins ; il reste aussi à inviter les établissements à s’engager dans des partenariats pour les satisfaire.

Par ailleurs, quelle qu’en soit la cause profonde (montée des préoccupations sécuritaires des années 2000 ou de la baisse de la tolérance envers les maladies mentales, le nombre des hospitalisations sous contraintes a augmenté de 15 % entre 2012 et 2015. La Contrôleuse des lieux de privation de liberté souligne l’inhumanité avec laquelle ce dispositif est parfois appliqué (interdiction de communications téléphoniques et de visites, port du pyjama) comme les violations des droits des mineurs auxquelles il donne lieu[7]. Plus grave encore, ses rapports[8] ont révélé des pratiques fréquentes de mise à l’isolement et de contention, parfois utilisées comme sanctions et parfois dans des conditions indignes, qu’elle relie plus à une sorte de culture d’établissement qu’à une pratique raisonnée. La loi de 2016 s’est efforcée de mieux encadrer ces pratiques mais celles-ci témoignent aussi du maintien d’une vision archaïque des malades, loin de toutes les déclarations vertueuses sur le lien humain à rétablir…

Face à des défis lourds et à l’urgence d’agir, l’inertie des décideurs

Il serait fastidieux de récapituler les propositions des différents rapports et ouvrages publiés depuis 10 ans, avec leurs parentés (lutter contre les disparités de dotation, mobiliser la recherche, organiser les partenariats entre soignants) et leur différences (priorité à la réorganisation des soins ou priorité à l’évolution des pratiques professionnelles, à la lutte contre la stigmatisation, à l’aide à l’orientation). Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est l’absence de vraie réponse des pouvoirs publics, comme si, dans l’ensemble des questions de santé, la psychiatrie ne comptait pas. Il est vrai que l’année 2018 a vu la mise en place d’une expérimentation du remboursement des psychothérapies par l’assurance maladie (à un tarif très bas toutefois) dans quatre départements, sur prescription médicale, ce qui pourrait représenter une solution mais dans une palette à compléter. Sinon, outre quelques mesures financières modestes, l’année 2018 a été marquée par la publication de la « Feuille de route santé mentale et psychiatrie », censée représenter le plan d’action 2018-2022 du gouvernement.  Trois axes sont définis : promouvoir le bien-être mental, prévenir et repérer précocement la souffrance psychique et prévenir le suicide ; garantir des parcours de soins coordonnées et soutenus par une offre en psychiatrie, accessible, diversifiée et de qualité ; améliorer les conditions de vie et d’inclusion sociale et la citoyenneté des personnes en situation de handicap psychique. Comme pour l’ensemble de la stratégie de santé, il n’y a ni directives concrètes permettant de garantir l’atteinte de tels objectifs (les actions annoncées relèvent de procédures, de guides, de notes de cadrage, bref de dispositions formelles), ni budget, ni calendrier. La ministre envisagerait de nommer un responsable pour suivre l’application de cette feuille de route. A. Buzyn est médecin : mais cela n’excuse pas tout.

Pergama, le 10 février 2019  

[1] Psychiatrie, l’état d’urgence, Marion Leboyer et Pierre-Manuel Llorca, Fayard 2018

[2] Le rapport de 2017 de l’IGAS « Organisation et fonctionnement du dispositif de soins psychiatriques » affirme même qu’un Français sur trois souffrira de troubles mentaux au cours de sa vie

[3] Source :  site ameli.fr, La cartographie des pathologies et des dépenses : une analyse médicalisée des dépenses remboursées par l’assurance maladie sur la période 2012-2016, juillet 2018. Par ailleurs, l’OCDE, dans Panorama de la santé en Europe 2018, estime le coût total des problèmes de santé mentale à 3,7 %du PIB en France, en intégrant une estimation des conséquences sur le taux d’emploi et la productivité.

[4] On appelle file active le nombre des patients vus au moins une fois dans l’année

[5] Institut de recherche et documentation en économie de la santé

[6] L’analyse est contestable : le rapport récuse l’accusation de « diminution des moyens », en expliquant que ceux-ci ont augmenté, moins certes que l’ONDAM et moins donc que l’ensemble des dépenses de santé (sachant que l’augmentation de l’ONDAM est déjà corsetée). Cependant, quand la file active augmente et que les moyens ne suivent pas, il n’est pas inapproprié de parler de « diminution ». Quant au nombre des psychiatres, leur taux de vacances dans les établissements publics de santé (28,7 %) est certes proche de la moyenne (27,4 %) mais il est difficile de s’en contenter, d’autant que les chiffres ne sont pas ventilés entre psychiatrie adultes et pédopsychiatrie : en ce dernier domaine, les manques sont insupportables.

[7] Les droits fondamentaux des mineurs en établissements de santé mentale, CGLPL, 2017

[8] Voir notamment Isolement et contention dans les établissements de santé mentale, 2016