Résister au populisme

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Résister au populisme

 Le populisme gagne-t-il du terrain en Europe et dans le monde ? Oui, si l’on appelle populistes les régimes où le lien social est censé résulter prioritairement de l’identité nationale et où c’est au nom du peuple, entité mythique jamais bien définie, qu’un leader impose son autorité aux autres composantes de la société. Dans de tels régimes, les élites intellectuelles et les experts ne sont plus légitimes, l’Etat de droit et le débat d’opinions sont ridiculisés et leplus souvent, l’autre, l’étranger, l’homosexuel, le noir, la femme parfois n’ont que peu ou pas de droits. Le basculement dans le populisme des Etats-Unis, du Brésil et de l’Italie est le signe de cette progression, après celui de la Russie, des pays de l’Europe de l’est ou de la Turquie. L’on pourrait penser que seuls certains pays sont touchés : en réalité, ceux qui paraissent y échapper sont conduits, parce qu’ils sont atteints de l’intérieur, à composer avec le credo nationaliste et xénophobe des populistes. Pour autant, sur le long terme, le populisme n’a pas nécessairement gagné : ses faiblesses sont évidentes mais, en attendant, il fait peser des risques énormes sur le monde, sans grande rétorsion.

Des populismes historiquement différents

 Ce qui est frappant lorsque l’on évoque le populisme au niveau mondial, ce ne sont pas les ressemblances (la force de la nation, qui prévaut sur les valeurs universelles, le refus du multilatéralisme et de la mondialisation, le rejet des règles du jeu politique, la critique des élites corrompues ou la mise en doute des vérités scientifiques). C’est plutôt la diversité des contextes qui est notable, d’abord sur l’échiquier politique (certains populismes se classent à gauche, même si aujourd’hui ce n’est pas le modèle qui a le vent en poupe), ensuite la plus ou moins grande ancienneté des modèles, enfin leur inégale virulence.

Ainsi, à la différence de la France, qui n’a connu que de brefs épisodes populistes (ainsi les Poujadistes des années 50) et ne s’acclimate que depuis peu à l’inscription durable dans le paysage politique d’un « Rassemblement national » xénophobe et russophile, Trump aux Etats-Unis ou Bolsonaro au Brésil sont les héritiers d’une longue tradition populiste. Aux Etats-Unis[1], le thème de l’usurpation par l’Etat fédéral de prérogatives qui devraient revenir au peuple est très ancien, tout comme celui, récurrent, de l’opposition entre les puissances d’argent et les travailleurs modestes et méritants. En témoignent le vote du 10e amendement en 1791[2], qui a stimulé un mouvement libertarien incarné aujourd’hui par le Tea party, et, à la fin du XIXe siècle, la force d’un « People’s party », alors plutôt progressiste. De longue date, le « peuple » a cependant pris, aux Etats-Unis, une connotation ethnique, désignant le plus souvent les travailleurs blancs. Trump s’appuie sur cet électorat : le vote en sa faveur a été un vote blanc et lui-même est ouvertement raciste. Avec lui, c’est la nation blanche qui reprend le pouvoir après des années de discours officiel sur l’égalité des droits. Trump incarne également une dimension isolationniste présente depuis longtemps : certes la doctrine Monroe n’a pas toujours prévalu mais, de manière latente, une partie des Américains jugent que les USA doivent prioritairement défendre leurs propres intérêts, fermer leurs frontières à l’immigration (surtout musulmane) et cesser d’intervenir dans les conflits de la planète. Certes, en 2016, Trump a enrichi ces thèmes : il a utilisé adroitement la détresse des Etats pauvres qui veulent maintenir des industries dépassées ; il a su jouer du mythe du milliardaire qui a fait fortune grâce à son gros bon sens et qui se fait fort d’appliquer en politique et en économie les mêmes recettes ; il a réussi, grâce à son vice-président, à s’adjoindre une Amérique religieuse profondément réactionnaire ; mais il se greffe avant tout sur une culture bien installée, ce qui explique la solidité de son socle électoral.

Bolsonaro est lui aussi un l’héritier d’une tradition populiste mais particulière, celle qui flirte avec le fascisme, dans un contexte politique où le souvenir des dictatures militaires est proche : en réaction au pouvoir précédent qui, dans sa lutte pour la réduction des inégalités, a exacerbé les clivages du pays, Bolsonaro promeut l’autorité du chef. Son talent, c’est la manipulation, l’outrance et la mise en œuvre brutale de décisions provocatrices (il n’est que de voir la progression de la déforestation). Son but, c’est le renforcement de son propre pouvoir, dans un pays où la faiblesse des institutions et l’ampleur de la corruption peuvent conduire la population à avoir soif d’ordre. Le point commun avec les autres populistes « de droite » (le continent connaît aussi des populismes étatistes), c’est le mépris des minorités et de l’Etat de droit mais, sans contre-pouvoir solide, Bolsonaro peut aller plus loin dans la cruauté et les exactions à l’égard des populations comme de la nature.

Ailleurs, ainsi en Europe, le populisme prend d’autres formes : dans les pays de l’est européen, l’arrivée au pouvoir de responsables populistes est liée à la déception des années qui ont suivi la chute du communisme et aux excès du capitalisme sauvage qui a alors sévi. S’en est suivie une politique nationaliste qui reste « pro-business » tout en étant préoccupée de redistribution sociale. Pour autant, le fossé qui éloigne aujourd’hui pays de l’est et de l’ouest de l’Europe a surtout une connotation identitaire et culturelle. Certains Etats (Hongrie et Pologne surtout) combinent élections démocratiques et rejet des libertés individuelles et de l’Etat de droit : les responsables élus incarnent alors le peuple sans supporter, en théorie du moins, l’action de contre-pouvoirs[3]. Surtout, tous les Etats de l’est européen, sortis il n’y a pas si longtemps du carcan de l’URSS, répugnent à consentir à l’Union des délégations de souveraineté (ils acceptent toutefois les fonds européens) et, au nom de la préservation d’une identité nationale et religieuse, refusent d’accueillir des migrants, surtout musulmans. Toutes choses égales par ailleurs, c’est également le refus de l’immigration qui explique la progression du populisme dans les pays riches et démocratiques du nord de l’Europe. Cela a été le cas au Royaume-Uni (l’afflux d’immigrés, notamment de l’est de l’Europe, est, on le sait, une des causes du Brexit) mais aussi en Allemagne (on se souvient des attaques racistes de 2015-2016 dans l’est de l’Allemagne contre des foyers de réfugiés et, plus récemment, de l’assassinat d’un préfet). Des mouvements populistes minoritaires également existent au Danemark, en Suède, en Norvège ou aux Pays-Bas, ancrés depuis quelques décennies, plus ou moins virulents, qui se réclament de la protection des « valeurs » et des modes de vie. La France est un cas à part : le Rassemblement national se focalise certes sur l’immigration mais il se nourrit aussi des inégalités territoriales et du sentiment d’abandon d’une partie de la population, mal armée pour affronter les mutations de l’emploi.

Populisme : de la difficulté de lutter

 L’Union est concernée au premier chef par les atteintes au droit en Pologne, en Roumanie et en Hongrie. Les limites apportées à l’indépendance de la justice, le non-respect de la liberté d’expression et du droit des minorités, la situation faite aux migrants et aux réfugiés, autant de choix qui contreviennent aux valeurs fondatrices de l’Union telles qu’elles sont  énumérées dans  l’article 2 du traité : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, de l’égalité, de l’Etat de droit ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ».

Pour autant, l’Europe ne dispose pas d’outils efficaces pour contrer les agissements de certains Etats membres. Certaines violations peuvent donner lieu à saisine de la Cour de Justice, comme cela a été le cas pour la réforme de la justice polonaise : le 24 juin 2019, la Cour a ainsi considéré que l’abaissement de l’âge de la retraite des juges contrevenait au droit européen, ce qui va obliger la Pologne à revenir sur cette mesure. Sinon, l’article 7 du traité de l’Union, qui prévoit des sanctions (notamment la suspension du droit de vote au Conseil) en cas de violation grave et persistante des valeurs de l’Union, est difficile à appliquer :  le Parlement doit y consentir et le Conseil doit décider à l’unanimité (hors vote de l’Etat mis en cause) que la violation est effective, l’application de sanctions nécessitant ensuite une majorité qualifiée. Or, le Conseil ne s’est toujours pas saisi de la procédure lancée en 2017 contre la Pologne et en 2018 contre la Hongrie, sans doute parce que l’unanimité est inatteignable. De nouveaux instruments pour contraindre les pays récalcitrants sont aujourd’hui envisagés : ainsi, le Parlement européen a adopté un nouveau projet de règlement qui permettrait de suspendre le versement des fonds européens aux pays ne respectant pas l’Etat de droit ou ne luttant pas correctement contre la fraude ou la corruption. Bien que la nouvelle Présidente de la Commission européenne ait inscrit le respect de l’Etat de droit dans les quatre priorités de son mandat, épousera-t-elle cette réforme, elle qui a été élue grâce aux voix des Etats de l’est contre un candidat partisan d’une politique ferme ? Il faut le souhaiter : la situation actuelle affecte la crédibilité de l’Europe. Mais l’Europe n’a pas été pensée pour cette police démocratique et elle aura du mal à l’appliquer.

Surtout, l’Union devrait cesser d’être elle-même ambiguë sur certains des choix phares des pays de l’est, en particulier le refus d’accueillir des migrants. C’est bien l’Union (et non les PECO) qui transforme l’Europe en forteresse cadenassée en ne cessant de renforcer l’agence Frontex. C’est aussi l’Union qui, faute de parvenir à un compromis sur les « dublinés », laisse errer des demandeurs d’asile d’un pays à l’autre, encourageant les Etats à l’égoïsme. C’est bien elle qui collabore avec un Etat failli, la Libye, pour que les migrants y soient refoulés, au mépris du droit, même lorsqu’ils ont atteint les eaux internationales. C’est elle qui a supprimé les quelques bateaux de l’opération Sophia qui pouvaient encore leur porter secours. L’Italie a pu alors librement violer le droit international en refusant l’accueil des bateaux d’ONG et Malte intenter des procès aux associations humanitaires. Aujourd’hui, ce n’est pas elle qui dénoue les crises en Méditerranée mais les Etats, qui redoutent malgré tout la mort en direct des naufragés.

La France est l’autre visage de cette ambiguïté : toujours prête à afficher les valeurs universelles ou l’impératif du respect du droit, elle ne veut en aucun cas, compte tenu de la xénophobie de l’opinion publique, être accusée de faciliter l’arrivée des migrants. D’où une politique peu cohérente où le droit d’asile trouve, cahin-caha, à s’exercer tandis que certains migrants sont victimes de brutalités, voire de harcèlement, et connaissent des conditions de vie inhumaines. C’est aussi pour ne pas être accusés de laxisme que les autorités françaises ont, selon un expert de l’ONU, accepté de transférer des djihadistes français en Irak, au risque qu’ils y soient exécutés, ou laissent des familles françaises avec enfants dans des camps de réfugiés en Syrie sans organiser leur rapatriement. Pour ne pas attiser de polémiques, la France ne respecte pas le droit, ce qui est un signe de faiblesse : comment s’opposer ensuite aux partis xénophobes si l’on ne revendique pas d’autres valeurs que les leurs ?

Quand ce n’est pas la peur de l’opinion publique qui joue, ce sont les liens économiques ou le jeu diplomatique qui maintiennent les gouvernements populistes au centre des échanges internationaux. Les Etats-Unis ont une place à part : l’Europe a peur des foucades et des menaces de Trump, que ce soit dans le domaine de la Défense ou de sa croisade sur le déficit commercial américain, mais elle ne fait que tenter de les esquiver sans s’organiser pour faire front commun, alors que la situation est à haut risque économique. Quant au Brésil, la Commission annonce la signature d’un accord commercial avec lui, sans mesurer qu’elle cautionne ainsi une politique environnementale désastreuse pour le monde entier et son manque de respect des droits humains. La Russie a récemment réintégré, avec l’appui de la France, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dont elle avait été exclue en 2014 lors de l’annexion de la Crimée : elle n’a pourtant accepté aucune concession, poursuit l’annexion rampante du Donbass, garde en détention, indûment, des marins ukrainiens et maltraite ses opposants, sans même mentionner ses crimes en Syrie et les trolls qui interfèrent avec les élections des pays démocratiques. Les dirigeants des pays européens invoquent la nécessité de maintenir des liens, dans l’espoir de garder un certain pouvoir d’influence. Sans doute serait-il nécessaire pourtant d’élaborer une stratégie plus ferme. La complaisance ou la peur sont de mauvais choix : la Russie en profite, Bolsonaro en profite, Trump en profite. La faiblesse des réactions conforte ces populistes dans la conviction que l’intimidation est payante.

 Des risques généralisés

 Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, les choix économiques vont produire leurs conséquences. L’économie américaine a été dopée jusqu’ici par la baisse des impôts et les dérégulations des secteurs de l’énergie et de la finance. La croissance reste élevée et le chômage bas. Pour autant, le climat de guerre commerciale planétaire entretenu par Trump ne peut que générer des difficultés et instabilités en cascade : l’économie européenne en est déjà affectée et, à terme, l’économie américaine en pâtira aussi (renchérissement des prix, difficultés à exporter) au point que les analystes s’attendent à une récession d’ici 2020 ou 2021. L’incertitude sur l’étendue du protectionnisme à venir, voire sur les foucades qui perturberont les marchés, est un facteur de risque : les investissements, la croissance risquent de se bloquer. De même, les promoteurs du Brexit dur vont bientôt se retrouver confrontés aux conséquences de leurs mensonges : l’on sait que les partis populistes européens, conscients désormais des difficultés qui attendent le Royaume-Uni, ont cessé de réclamer la sortie de leur pays de l’Union (c’est notamment le cas du Rassemblement national mais aussi de la Ligue en Italie), arguant que les réformes doivent être entreprises de l’Intérieur. Les analyses simplistes ne tiendront plus…mais l’Union en souffrira malgré tout. Au Brésil, les mêmes désillusions attendent le régime : l’on voit mal comment une politique aussi désordonnée que celle mise en place aujourd’hui peut tenir les promesses faites dans le domaine de l’ordre, de la sécurité, de la lutte contre la corruption, de la réduction du déficit public ou de l’ouverture aux échanges internationaux.

Quant à la Russie, référence de nombre de régimes populistes, elle est en situation difficile en termes démographiques, économiques et sociaux : dépendance budgétaire au prix des hydrocarbures, poids excessif des dépenses militaires, augmentation d’une pauvreté déjà très élevée qui crée un mécontentement social certain, perte de confiance des investisseurs devant les violations de l’Etat de droit, contestation politique rampante…Les pays de l’est européen sont, quant à eux, dans une situation économique souvent bien meilleure, avec une forte croissance : il n’est pas certain pour autant que les régimes « illibéraux » sachent faire évoluer des économies de sous-traitance, retenir les jeunes tentés par l’expatriation et améliorer leur attractivité. En outre, malgré la faiblesse de la culture démocratique, une part de la population résiste aux altérations de l’Etat de droit et à l’omniprésence de la corruption.

L’avenir n’est pas du côté des pouvoirs populistes. Mais ils menacent le présent de tous. Le danger est identifié mais les réponses sont absentes : l’Europe notamment répond mal voire pas du tout, même si, ponctuellement, les incendies en Amazonie génèrent aujourd’hui l’indignation. Il serait temps d’y travailler, de manière collective et résolue.

Pergama, 25 août 2019.

[1] Cf. Tamara Boussac, Le populisme aux Etats-Unis, du XIXe siècle à Donald Trump, Questions internationales, n° 83, La Documentation française, janvier-février 2017, et Jérome Janin, Le populisme aux Etats-Unis, Amnis, 16/2017.

[2] Le 10e amendement indique que les compétences qui ne relèvent pas explicitement de l’Etat fédéral sont du ressort des Etats.

[3] Dans certains cas (Pologne), les juges résistent, dans d’autres (Roumanie), ce sont les ONG anti-corruption.