Après la crise, aurons-nous la force de changer?

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Après la crise, aurons-nous la force de changer?

Au-delà du 11 mai prochain, échéance dont on cerne encore mal le contenu, qu’en est-il de l’avenir et, en particulier, des leçons à tirer de cette pandémie ? Tous les jours, des intellectuels, des économistes, des militants écologistes publient sur Internet ou dans la presse des appels au changement : il faut modifier nos priorités politiques, voire changer radicalement nos modes de vie. Les gouvernants prêteront attention à certaines demandes, par exemple celles relatives au système de santé. Il leur sera plus difficile d’élaborer une politique de prévention des épidémies futures, parce que les scientifiques recommandent des changements majeurs. Et ce sera encore moins facile de conditionner les aides économiques aux entreprises à des engagements en faveur du climat et de l’environnement : le sentiment de l’urgence financière et sociale risque fort de l’emporter sur les exigences d’un changement. Surtout, ce que nous apprend la crise actuelle, c’est que nous avons abordé une crise mondialisée de manière dispersée, fracturée : il y a donc peu d’espoir qu’une politique commune soit définie à l’avenir, indispensable pourtant pour nous prémunir contre d’autres catastrophes collectives.

Conforter le système de soins ? Les EHPAD? 

 La première demande porte, en France, sur une plus grande attention portée au système de santé. De fait, les établissements publics de santé ont été soumis depuis des décennies à des contraintes excessives, dont témoigne l’exaspération des personnels depuis 2019. Signe d’un manque évident d’attractivité, les postes vacants y sont de plus en plus nombreux : en 2018, le taux de vacance des postes de praticiens hospitaliers à temps plein atteignait 27,4 % et 47 % pour ceux à temps partiel ; il est plus élevé dans certaines disciplines (en radiologie, il se rapproche de 40 %) et dans certains services, ainsi aux urgences, où 29 % des emplois médicaux temps plein et 49 % des temps partiel sont vacants. Quant au recrutement de personnels non médicaux, ils sont de plus en plus difficiles, surtout pour les aides-soignants, où certains hôpitaux se plaignent de taux de vacances de 6 à 7 %.

Est en cause, d’abord, la rémunération, comme le montrent les statistiques de l’OCDE (Panorama de la santé 2019) : en 2017, en France, le salaire moyen des infirmiers à l’hôpital était inférieur de plus de 12 % en parité de pouvoir d’achat à la moyenne des pays de l’OCDE, alors que l’Allemagne, par exemple, est assez nettement au-dessus. Quant aux médecins, l’écart entre le salaire des praticiens hospitaliers et les revenus des libéraux est très important pour certaines spécialités. Surtout, l’ampleur des vacances de postes et l’importance du turn-over enclenchent un cercle vicieux : la pénibilité en est accrue.

Au-delà, la pression financière sur les établissements de santé publics a été constante et, comme souvent dans le secteur public, les choix, plaidables à l’origine, ont été appliqués de manière caricaturale, mécanique, sans que les signaux de détresse envoyés depuis des années aient été pris en compte. Il en est ainsi du financement à l’activité, défini au départ pour instituer une meilleure équité entre les établissements, en cessant de leur accorder des moyens sans prise en compte des indicateurs d’activité. Le dispositif, qui se voulait sélectif et, c’est vrai, « gestionnaire » (l’on demandait à l’établissement de promouvoir des spécialités considérées comme prioritaires), a été totalement perverti : depuis 10 ans, les tarifs hospitaliers des actes et séjours pris en charge par la sécurité sociale ont baissé chaque année pour tenir compte des contraintes de l’enveloppe globale des dépenses de santé (l’ONDAM), sans lien avec la réalité des coûts. Les établissements, censés être incités à développer telle ou telle activité pour avoir davantage de recettes, n’avaient de plus aucune visibilité pluriannuelle sur des tarifs annuels. La décision prise en novembre 2019, dans le plan « Investir pour l’hôpital », de réévaluer systématiquement les tarifs tous les ans est arrivée trop tard et ne pouvait rattraper des années de contraintes cumulatives. Obligés de rogner sur tout et de mettre en place des règles de rationnement absurdes, les gestionnaires des établissements ont imposé des contraintes si serrées aux personnels médicaux que ceux-ci fuient pour faire leur métier ailleurs avec davantage de sérénité.

Si le diagnostic est clair, les remèdes seront compliqués. Le gouvernement devra sans doute revaloriser les carrières des soignants et pas seulement verser des primes : la réaction d’exaspération devant les primes promises en novembre 2019 montre l’intensité de cette exigence. Le coût en sera élevé et douloureux pour un pays qui n’a plus d’argent.

De plus, la crise du coronavirus rappelle de manière insistante qu’une grande loi sur la prise en charge de la dépendance était prévue en 2020, dont un des objectifs était de restaurer l’attractivité des métiers du grand âge, dans les services à domicile et dans les EPHAD, qui connaissent également des difficultés de recrutement (selon la DREES, 16 % des EPHAD ont des postes d’aide soignantes non pourvus).  L’effort, détaillé dans le rapport El Khomri de novembre 2019, devait porter sur la rémunération, la formation, la qualité de vie au travail, les perspectives de carrière et, dans les EHPAD, sur l’augmentation de l’encadrement « au lit du malade ». Or, la loi a été retardée depuis des mois parce qu’elle était considérée comme trop coûteuse…

Redonner des moyens à l’hôpital public impose de s’interroger sur la place que l’on souhaite lui attribuer dans le système de soins et sur ses pratiques professionnelles. Jusqu’alors, la stratégie des pouvoirs publics reposait sur une analyse convaincante : le système hospitalier était surdimensionné par rapport aux besoins d’une population vieillissante, qui requérait plutôt une prise en charge au long cours à domicile, quitte à réserver les hospitalisations aux épisodes aigus. Par ailleurs, à juste titre, les pouvoirs publics jugeaient que l’essentiel des actes lourds, notamment en chirurgie, pouvait s’effectuer en hospitalisation partielle. D’où la suppression de 30 000 lits de court séjour de 2003 à 2017, en partie compensée par une augmentation des lits de convalescence et rééducation (+ 14 000), suppression que les soignants jugent pourtant sévèrement parce qu’elle les oblige, dans certaines zones, à jongler pour trouver des lits. De plus, les pouvoirs publics n’ont pas vraiment réussi à transformer l’offre de soins ambulatoire pour qu’elle prenne mieux en charge les malades chroniques et les urgences. On est donc dans une transformation inachevée (impossible ?) du système de soins. Dans ce contexte, l’épidémie de coronavirus modifie la donne : l’hôpital en a été à la fois le pivot et le maillon faible, celui qui pouvait céder en cas d’afflux de malades trop important. Il doit donc être dimensionné pour répondre aux crises sans pourtant rester le centre du système de soins courants et en s’articulant beaucoup mieux avec une médecine de ville campée sur un grand traditionnalisme. Comment faire ?

 De même, pour les EHPAD, le projet, depuis le rapport Libault, était de les transformer en structures ouvertes, avec pour mission d’accompagner le maintien à domicile et d’offrir des formules intermédiaires entre celui-ci et l’hébergement complet : vaste ambition, d’autant que l’on voit aujourd’hui à quel point ces institutions ont été les oubliées, et parfois les sacrifiées, de la crise sanitaire. Aura-t-on la force d’agir ou en restera-t-on à une compassion de façade ? Aura-t-on l’argent nécessaire que l’on n’a pas trouvé hier, avant l’épidémie ?

Ecouter les scientifiques sur la prévention des pandémies ?

 La prise de parole des experts des pandémies (épidémiologistes, biologistes, immunologistes, écologues…) est sans doute la caractéristique la plus intéressante de la période : ils nous ont appris que le coronavirus, comme d’autres virus avant lui, est d’origine animale ; que l’histoire récente a vu se multiplier ces « zoonoses », parfois menaçantes pour l’homme mais jusqu’ici localisées ou maitrisées, virus du Nil occidental, SIDA, SRAS, diverses formes de « grippe », virus Ebola ; qu’il nous faut renoncer à l’idée naïve selon laquelle, à la suite de la mise en place des mesures d’hygiène, puis de la vaccination et enfin des antibiotiques, nous aurions réussi à dominer définitivement le risque infectieux, qui prend des formes nouvelles, avec des épidémies qui se multiplient ; qu’il ne faut pas seulement combattre ces zoonoses en cherchant des remèdes ou un vaccin, mais tenter d’en comprendre les causes pour les prévenir, tant leur éradication semble improbable ; que les microbes et les bacilles deviennent de plus en plus insensibles aux traitements ; que la question, loin d’être seulement médicale, renvoie à la responsabilité des activités humaines ; que, dans la dynamique des épidémies, jouent en effet divers facteurs, dont la densité de la population, les échanges commerciaux, l’extension des cultures au détriment des forêts, l’élevage intensif qui favorise la contamination et la proximité entre les villes et les zones de forte biodiversité et de faune sauvage, bref toutes les perturbations que nous apportons à des écosystèmes jusque-là stables  ; qu’enfin, le réchauffement climatique peut avoir un effet sur les « animaux réservoirs ».

Pour résister, les recommandations des chercheurs sont lumineuses mais d’application difficile.

Elles portent d’abord sur l’encouragement de la recherche, dans un secteur spécifique parce qu’interdisciplinaire, aux confins de la biologie et de l’écologie :  dans un récent article (« Si nous ne changeons pas nos modes de vie, nous subirons des monstres autrement plus violents que ce coronavirus », Le Monde, 18 avril 2020), le chercheur J-F Guégan, directeur de recherche à l’INRAE[1] souligne la désaffection dont ont pâti les départements de recherche consacrés aux maladies infectieuses parce que celles-ci paraissaient vaincues, alors que le nombre des épidémies augmente depuis 30 ans et qu’elles restent responsables de 40 % des décès dans les pays pauvres. C’est une pierre à apporter à la récente réflexion sur la préparation de la future loi sur la recherche, qui préconise l’augmentation des appels à projet pour financer les laboratoires : l’on constate que certains sujets d’intérêt général, cruciaux pour l’avenir, ne retiennent pas l’attention parce qu’ils ne sont pas dans la lumière. Le marché n’est pas un bon outil pour orienter la recherche mais, à vrai dire, les décideurs publics non plus, faute de vision éclairée et intelligemment prospective.

Surtout, J-F Guégan souligne que la recherche sur les maladies infectieuses et tropicales s’intéresse essentiellement aux causes directes des épidémies (la connaissance des agents pathogènes, le moyen de les affaiblir ou de limiter leur action) dans la perspective de mettre en place des actions curatives, à vrai dire très attendues. Elle s’intéresse moins aux causes profondes, « en cascade », qui favorisent leur émergence. Pourtant cette recherche permettrait de mettre en place des actions de prévention plus protectrices qu’un vaccin, qui ne vaudra que pour un agent pathogène et sans doute pas pour le suivant.

Au-delà de la recherche, qui doit être complétée par une surveillance des zones à risque, les recommandations des scientifiques portent bien sûr sur le fond : protection des écosystèmes, fin des déforestations massives dans certains pays d’Amérique du sud et en Asie, et, dans les pays développés, fin de l’artificialisation des sols, toutes pratiques qui dérangent les animaux sauvages et contribuent à les rapprocher des hommes. La commercialisation des animaux sauvages et leur proximité avec les animaux domestiques sont à proscrire mais les conditions d’élevage intensif sont également propices aux épidémies. Enfin, notre vulnérabilité est liée aussi au caractère vibrionnaire de nos déplacements, qu’il nous faudrait raréfier.

Les obstacles à de tels choix sont nombreux et presque insurmontables : d’abord, en France, notre propension à toujours préférer le curatif sur le préventif, comme l’a montré notre mode de lutte contre l’épidémie, puisque nous avions l’œil rivé sur les taux d’admission en réanimation tout en négligeant d’isoler les malades peu symptomatiques, ce qui bien évidemment a permis au virus de continuer à se propager ; notre difficulté à établir un lien entre santé et environnement, qui en découle : nous sommes fascinés par les exploits chirurgicaux, moins par la lutte contre la pollution ; surtout, notre incapacité, à vrai dire partagée avec le monde entier, à changer nos pratiques, notamment agricoles, même quand nous comprenons intellectuellement leur dangerosité, dès lors que ce changement nous semble trop lourd ; et, bien sûr, le caractère nécessairement international de l’action à mener, alors même que des pouvoirs populistes nient l’épidémie ou refusent de la replacer dans une vision plus systémique. Et que faire quand les experts indiquent que les conurbations urbaines monstrueuses sont des zones propices à la contagion, surtout si une part de la population vit entassée dans des bidonvilles aux alentours ? On ne va pas reconstruire Bangkok, New-Dehli ou Mexico. Comme dans la lutte contre le changement climatique, l’ampleur des actions à mener est si décourageante que nous risquons d’esquiver le problème dans sa totalité.

Notre seule chance de parvenir à avancer, c’est la peur d’un risque mortel et la volonté de protéger ce bien inestimable qu’est la santé publique. Mais il n’est pas du tout certain que la peur qui nous habite aujourd’hui perdure une fois l’épidémie actuelle dominée. Nous risquons d’oublier…et les gouvernants avec nous car, si l’on peut leur faire des reproches, c’est de nous suivre, sans jamais nous tirer vers le haut.

 Intégrer des préoccupations écologiques dans la politique de relance économique ?

 180 personnalités, dont Laurent Berger, Pascal Canfin, des députés européens, des dirigeants d’ONG et des chefs d’entreprise ont lancé un appel, le 14 avril, pour une alliance européenne en faveur d’une relance verte. Il s’agirait de profiter des perspectives de reconstruction pour s’orienter vers un modèle « plus résilient, plus protecteur, plus souverain ».  La démarche est séduisante : elle repose sur l’analyse selon laquelle les périodes de rupture et « d’après-guerre » sont propices aux changements et que, puisque l’Etat doit investir et aider les entreprises, autant qu’il privilégie les secteurs indispensables à la transition écologique (rénovation de logements) ou les entreprises qui prennent des engagements en matière sociale ou environnementale.

 Ce n’est guère la voie choisie, ni en France ni aux Etats-Unis ni dans l’Union européenne. En France, le gouvernement a budgété 20 Mds, dans son 2e projet de loi de finances rectificative pour 2020 adopté en première lecture le 17 avril par l’Assemblée nationale, pour soutenir les grands groupes stratégiques, dont Renault et Air France. Sur l’insistance des députés, a été ajoutée une mention sur « l’information du Parlement sur les engagements environnementaux des entreprises stratégiques » : on peut craindre, tant la formulation est floue, que ceux-ci ne soient formels. Quant aux débats sur le plan d’aide de l’Union européenne, qui n’est pas encore définitivement arrêté, ils ne paraissent  guère influencés pour l’instant par le « Green deal » tant vanté dans le programme de la nouvelle présidente : financement du chômage partiel, prêts aux entreprises et aux Etats, éventuellement fonds de relance, quelle sera l’articulation, réelle ou formelle, avec les ambitions de transition écologique ?

A vrai dire, pour l’instant, l’angoisse sociale et économique empêche de réfléchir : tout, même une « mauvaise » croissance, plutôt qu’une récession durable (le FMI prévoit une contraction de l’activité de -7,2 % en 2020 pour la France et de -3 % au niveau mondial), tout pour limiter un chômage dont on prévoit la hausse à 9 ou 10 % en Europe et aux Etats-Unis. Les gouvernements peuvent peut-être se reprendre et réorienter leur action mais ils sont plutôt partis pour retrouver à toutes forces le monde d’avant.

 

« Un autre monde est peut-être possible, mais il n’adviendra pas », titre mélancoliquement la tribune d’un expert en innovation industrielle (Le Monde, 17 avril, V. Charlet) : ni les habitudes de consommation ni les échanges commerciaux mondiaux qui les satisfont ne se modifieront d’eux-mêmes par la seule vertu de l’épidémie. Même si certaines productions pourront être relocalisées, les consommateurs n’accepteront pas de payer plus cher, après l’épidémie, des biens de fabrication locale. Seule une action déterminée de renchérissement du carbone décidée par les gouvernants peut y parvenir mais encore faudrait-il que cette décision soit concertée et partagée. Les futures catastrophes surviendront sans doute sans que nous ayons rien fait, c’est le plus probable.

 

Pergama, le 19 avril 2020

[1] L’INRAE est un organisme résultant de la fusion de l’INRA, Institut national de la recherche agronomique et de l’INSTEA, Institut national en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture)